Mort à Devil's Acre
centaines
de jeunes gens, même riches et de bonne famille, répondant à cette description.
— Le nom ne me dit rien, répondit-elle d’un ton patient.
Je vous l’ai déjà précisé, nous ne cherchons pas à connaître l’identité de nos
clients. Ce n’est pas bon pour le commerce.
L’argument n’appelait aucun commentaire.
Selon toute apparence, un déséquilibré vouant une haine
farouche à la virilité rôdait dans Devil’s Acre ; un homme impuissant ou
mutilé, tourmenté par cette infirmité au point d’en avoir perdu la raison ?
Explication bien peu satisfaisante. Mais jusqu’à présent, Pitt n’avait trouvé
aucun lien, le plus infime soit-il, entre Max, le Dr Pinchin et Sir Bertram
Astley.
Une enquête du côté des conquêtes de Max apporterait-elle
quelque élément nouveau, par exemple le nom d’une femme connue des trois hommes ?
Oui… l’hypothèse d’un mari assoiffé de revanche était plausible. Et si la femme
elle-même avait été victime d’un chantage, elle aurait pu louer les services d’un
tueur pour effacer définitivement les traces de sa folie. À Devil’s Acre, de
petits voyous étaient prêts à tuer pour un peu d’argent, une somme ridicule à
débourser, comparée à l’ampleur du scandale que la révélation de sa conduite
aurait suscité. Si la dame prenait soin de masquer son visage et de déguiser sa
silhouette avant de rencontrer le tueur, il y avait fort peu de chances que son
identité soit un jour découverte.
Mais pourquoi ces effroyables mutilations ? Au souvenir
du cadavre du Dr Pinchin, avec ses parties génitales arrachées, Pitt sentit la
nausée l’envahir. Il y avait trop de haine dans tout cela… L’assassin n’avait
pas agi pour de l’argent. En fin de compte, c’était peut-être l’œuvre d’un mari
ou d’un père au désespoir.
Mais à quoi bon se perdre en spéculations ? Il lui
fallait à tout prix obtenir plus d’informations. Il se leva.
— Merci, Miss Dalton, votre aide m’a été précieuse.
Pourquoi se montrait-il aussi poli, presque déférent, avec
cette femme ? Après tout, Victoria Dalton était une tenancière de bordel, à
l’instar d’Ambrose Mercutt ou de Max. Peut-être n’était-ce qu’un effet de sa
propre bonne éducation, quelque chose qui n’avait rien à voir avec elle.
— Je reviendrai si j’ai d’autres questions à vous poser.
Elle se leva également.
— Bien entendu. Au revoir, Mr. Pitt.
La bonne le raccompagna à la porte. Il sortit dans la rue
sale, alors que la lumière du jour commençait à diminuer. Une odeur d’égouts
remontait de la Tamise.
Le long gémissement des cornes de brume résonnait au passage
des péniches chargées jusqu’au plat-bord, qui se dirigeaient vers les docks de
Londres, le port de commerce le plus actif du monde.
Et si ces trois crimes n’étaient pas le fait d’une seule et
même personne ? Les journaux en avaient beaucoup parlé. Le dernier meurtre
n’était-il qu’une parodie des deux autres ? Que penser en effet de Beau
Astley, désormais héritier du titre, de la fortune et peut-être bientôt l’époux
de la fiancée de son frère ?
Et surtout, pourquoi s’étonner que le Diable ait accompli
son œuvre, ici même, dans Devil’s Acre, l’Arpent du Diable ?
6
Le meurtre de Bertram Astley fit les gros titres des
journaux. Les gens étaient indignés. Mais derrière les cris d’horreur et de
pudeur outragée, derrière même la pitié à l’égard des victimes, la peur de l’ennemi
qui rôdait, tout proche et sans visage, était bien réelle. Si un homme tel qu’Astley
pouvait être assassiné d’une manière aussi obscène sans raison apparente, qui
pouvait prétendre sortir dans la rue en toute sécurité ?
Bien sûr, cela n’apparaissait pas ouvertement dans le
courrier adressé aux rédacteurs en chef ; les lecteurs réclamaient de la
police davantage d’efficacité et l’intervention de spécialistes compétents. Le
silence des autorités couvrait-il des responsables ? On exigeait des noms.
Avait-on corrompu de hauts fonctionnaires afin que l’enquête criminelle ne
puisse être menée à son terme ? Un lecteur âgé suggérait même de mettre le
feu à Devil’s Acre afin de le réduire en cendres, après avoir expédié ses
habitants au fin fond de l’Australie !
Charlotte reposa son journal et tenta de chasser de son
esprit les échos de cette hystérie collective. Quel genre d’homme était
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