Mort à Devil's Acre
tenue. Seuls les
aristocrates savent dépenser leur argent avec un goût aussi raffiné.
May était également ravie. Ces deux femmes étaient assez
jeunes pour qu’elle puisse se permettre de bavarder avec elles ; peut-être
lui transmettraient-elles bientôt une invitation à venir prendre le thé, ou
pourquoi pas, à dîner ? Après tout, elle n’était pas officiellement
fiancée à Bertie ! D’ailleurs, plus elle y réfléchissait, plus il lui
semblait préférable de garder un silence prudent et digne sur toute l’affaire. Que
les gens interprètent donc son attitude à leur guise ; ne rien dire était
le moyen le plus sûr de ne pas s’engager. La plupart des hommes préféraient la
compagnie de femmes qui n’émettaient pas d’opinion personnelle. Et lorsqu’un
mariage est en jeu, un silence accompagné d’un sourire charmant révèle une
nature obéissante, qualité très appréciée des belles-mères.
Lady Ashworth était vêtue à la dernière mode, dans des
demi-teintes qui la rendaient d’autant plus élégante. Sa sœur était nettement
moins à la mode, mais indéniablement jolie. Son visage sortait de l’ordinaire ;
il émanait d’elle une chaleur vers laquelle May se sentit tout de suite attirée.
Lady Ashworth s’avança, les mains tendues, et prit celles de
May avant même qu’elle ait ouvert la bouche.
— Ma chère, je suis navrée. Je tenais à venir vous
présenter mes condoléances, en ces moments dramatiques.
May était bouleversée, certes, mais pas dans le sens où l’entendait
sa visiteuse. Elle n’avait jamais été follement amoureuse de Bertie ; elle
préférait de loin son frère, Beau Astley, un homme beaucoup plus séduisant et
amusant. Mais il fallait bien songer aux choses pratiques : un cadet ne
représentait pas un beau parti, car il avait peu de perspectives d’avenir. Une
fois son frère aîné marié et installé avec son épouse dans la demeure
paternelle, il ne lui resterait pratiquement plus rien.
Elle se reprit et sourit tristement.
— Merci, Lady Ashworth, c’est très aimable à vous de
nous rendre visite. Je n’arrive pas encore à réaliser qu’une personne chère à
mon cœur ait pu trouver la mort dans des circonstances aussi horribles.
Sa mère lui lança un regard d’avertissement. May ne devait
en aucun cas proférer des paroles qui puissent la lier définitivement aux
Astley. Peut-être apprendrait-on que ceux-ci possédaient Dieu sait quel
horrible atavisme ! Malgré les euphémismes employés par la presse, le Tout-Londres
savait où le corps de Sir Bertram avait été retrouvé. Mais Mrs. Woolmer avait
tort de s’inquiéter : May connaissait tous les pièges et n’avait nulle
intention d’y tomber.
Lady Ashworth présenta sa sœur, Mrs. Pitt, et les deux
visiteuses acceptèrent de bonne grâce l’invitation à s’asseoir.
— La vie peut nous réserver de cruelles surprises, soupira
Emily, avec une expression de sage affliction. Et bien douloureuses à supporter,
ajouta-t-elle en inclinant la tête, comme si elle était submergée par ses
propres souvenirs.
May se sentit obligée de dire quelque chose ; les
bonnes manières l’exigeaient.
— En effet. Je réalise à présent à quel point je
connaissais peu Sir Bertram. Je n’aurais jamais imaginé qu’une telle…
Elle s’interrompit, ne trouvant aucune chute satisfaisante à
sa phrase, puis reprit en s’adressant à la sœur de Lady Ashworth :
— Je suis sans doute trop naïve. J’imagine que des
esprits peu charitables doivent déjà se moquer de moi.
— Vous voulez dire des envieux, corrigea généreusement
Mrs. Pitt. Il y en aura toujours, hélas. La seule façon de les éviter est de ne
pas leur offrir la satisfaction de leur montrer ses faiblesses. Je peux vous
assurer que toute femme de cœur vous comprendra. C’est une situation dans
laquelle n’importe laquelle d’entre nous peut se retrouver.
May eut la sensation brève et inquiétante que Mrs. Pitt
faisait allusion, avec beaucoup de perspicacité, non au chagrin que lui causait
la mort de Bertie, mais à ses sentiments à l’égard de Beau Astley. Que l’on
puisse lire en elle aussi facilement la mit mal à l’aise. Découvrant dans les
yeux bleus de Lady Ashworth la même clairvoyance, elle décida aussitôt de les
ajouter sur-le-champ à la liste de ses alliées. La nature l’avait dotée d’une
grande sagacité ; elle savait toujours reconnaître les gens
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