Mort à Devil's Acre
l’ordinaire…
— Je comprends. Mais ne faisant pas partie de ces
gens-là, je crains de ne pouvoir vous être utile, Mr. Pitt. Vous m’en voyez
navré.
Le policier se retourna pour le regarder ; il avait un
regard gris incroyablement lumineux, comme celui de la mer traversée par un
rayon de soleil.
— Oh, je ne pensais pas à vous, Mr. Ross. Non, je
faisais référence, par exemple, à un gros bonhomme qui m’a parlé ce matin d’un
gentleman qui avait cherché à louer, avant-hier soir, une chambre à Devil’s Acre,
dans Drake Street, pour être précis. Quantité de gentlemen agissent de la sorte,
pour des raisons qui leur sont propres. Cependant, celui-là, bien habillé, parlant
beau, s’est fâché quand l’homme lui a demandé le motif de sa venue. À mon avis,
c’est cela le plus étrange. Dans ce genre de situation, ces messieurs se
montrent en général fort discrets.
Il paraissait attendre une réponse. Ross eut soudain l’impression
d’être tout raide et endolori, comme s’il avait marché des kilomètres et n’avait
pas dormi.
— C’est possible, répondit-il, ne trouvant aucune
réponse appropriée.
Il se remémora le sombre couloir malodorant, le regard plein
de haine du gros homme. Sa gorge se serra.
— Ce gentleman a perdu son sang-froid, vous rendez-vous
compte ? s’exclama Pitt avec une intonation surprise. Il l’a frappé !
Ross avala sa salive.
— L’a-t-il blessé ?
Le policier esquissa une petite grimace amusée.
— Une belle bosse sur le crâne et une clavicule brisée.
En tout cas, il est furieux. Il dit haut et fort afin que tout le monde l’entende
que si le gentleman en question revient à Devil’s Acre, il lui rendra la
monnaie de sa pièce et lui donnera une leçon qu’il ne sera pas près d’oublier !
C’est comme cela que j’ai appris l’incident, il a fait passer le mot…
Soudain, il regarda Ross bien en face, les yeux brillants.
— Soyez rassuré ; vous ne l’avez pas tué.
— Dieu merci ! Je… je…
Ross se mordit la langue, mais il était trop tard.
— Inspecteur, je ne suis pas allé là-bas pour…
Il ne supportait pas l’idée que quiconque, même ce policier,
puisse imaginer qu’il avait loué les services d’une putain pour l’entraîner
dans cette chambre.
Le visage de Pitt demeura serein, et même amical.
— N’ayez crainte. Pas une minute, je n’ai supposé une
chose pareille. Mais tout de même, je suis curieux de savoir ce que diable vous
faisiez là-bas !
Pour Ross, la question était encore plus désagréable. Que
répondre ? Il ne pouvait décemment pas lui parler de Christina. Il sentit
son cœur cogner dans sa poitrine ; ses yeux se brouillèrent, les murs de
la pièce parurent soudain chavirer.
— Je… je ne peux en parler. C’est une affaire très
personnelle, murmura-t-il.
Le policier n’avait qu’à tirer ses propres conclusions.
De toute manière, la vérité dépassait certainement de très
loin ses capacités d’imagination.
La voix de Pitt se fit très douce, comme lorsque l’on veut
prévenir quelqu’un qu’il va au-devant de gros ennuis.
— Un jeu dangereux, monsieur. Trois hommes ont déjà été
assassinés à Devil’s Acre. Mais je suppose que vous êtes au courant.
— Bien entendu.
Pitt laissa échapper un profond soupir.
— L’Arpent du Diable n’est pas un endroit où il fait
bon flâner, Mr. Ross. C’est un quartier sordide où l’on risque gros. Ces
derniers temps, des hommes ont payé de leur vie le fait d’avoir voulu aller s’y
amuser. Quelle curiosité particulière vous a poussé à pénétrer dans cet
établissement ?
Ross hésita. Cet homme, tel un furet, le traquait dans le
dédale de son désespoir, dans le but de le forcer à avouer une vérité
abominable. Autant lui fournir une réponse dont il serait bien obligé de se
contenter. Au moins cela lui permettrait de garder pour lui celles qui étaient
inavouables.
— J’avais ma petite idée sur le nom de son propriétaire,
mentit-il en plongeant son regard dans les yeux clairs du policier. Je voulais
m’assurer que je ne me trompais pas. L’idée que l’une de mes connaissances
puisse tirer ses revenus de la propriété de tels établissements me choquait.
— Vos soupçons étaient-ils fondés ?
Ross déglutit.
— Oui, je le crains.
— Puis-je savoir son nom, Mr. Ross ?
— Bertram Astley.
— Vraiment ?
Le visage de Pitt se détendit.
— C’est
Weitere Kostenlose Bücher