Mort à Devil's Acre
valait une fortune, aux yeux de
ces gens-là. Ross était courageux. Il était prêt à affronter un adversaire, même
armé, mais pas une demi-douzaine d’assaillants.
Il s’avança vers la porte de l’immeuble où Christina s’était
engouffrée. Son but n’était-il pas de savoir où elle allait et d’en découvrir
la raison ? La porte était fermée. S’il réussissait à entrer et qu’il se
trouvait face à elle, que lui dirait-il ? Tenait-il à ce qu’elle sache qu’il
l’avait stupidement suivie jusqu’à cet endroit ? De toute manière, que
pouvait-il faire ? La contraindre à rester enfermée chez elle ? Afficher
une indifférence absolue à son égard ? La chasser du domicile conjugal
comme si elle n’était qu’une vulgaire… Qu’était-elle, au fait ? Que
faisait-elle ici ?
Imaginer est pire que savoir. Ross se connaissait bien :
jamais il ne chasserait de son esprit les pensées qui le hantaient. Il ne
retrouverait pas un instant de paix tant qu’il ne saurait pas la vérité. Se
montrait-il injuste à son égard ? Peut-être était-elle innocente.
Soudain, il entendit du bruit derrière lui. Un violent
frisson de peur le parcourut, comme si on l’avait aspergé d’eau glacée. Les
victimes du tueur fou de Devil’s Acre étaient-elles étrangères au quartier, comme
lui ? Des personnes indésirables, massacrées parce qu’elles avaient osé
pénétrer en territoire interdit ? Sa main souleva le heurtoir et l’abattit
avec violence. Les secondes s’écoulèrent. Il entendait des bruits de pas
feutrés et le ruissellement de la pluie sur la chaussée. Il abattit le heurtoir
encore plus fort, à plusieurs reprises, tout en jetant un coup d’œil par-dessus
son épaule : deux hommes approchaient. Il ne pouvait que les combattre à
mains nues ; il n’avait même pas pris sa canne.
La sueur coulait dans son dos. L’idée l’effleura de se jeter
sur ses adversaires, afin de précipiter l’issue du combat ; au moins cela
lui éviterait de penser à l’horrible mutilation qu’ils ne manqueraient pas de
lui infliger.
La porte s’ouvrit si brusquement qu’il perdit l’équilibre et
trébucha vers l’avant.
— Monsieur ?
Ross recouvra ses esprits ; il cligna des yeux et
aperçut dans la pénombre un gros homme, une bougie à la main, misérablement
vêtu ; son ventre proéminent débordait par-dessus sa ceinture, ses
pantoufles bâillaient. Sa silhouette massive barrait le couloir qui menait à un
escalier.
— Monsieur ? répéta-t-il.
Ross dit la première chose qui lui venait à l’esprit.
— Je voudrais louer une chambre.
Le gros homme le détailla des pieds à la tête, les yeux
plissés.
— Vous êtes tout seul, on dirait…
Ross déglutit.
— Cela ne vous regarde pas. Avez-vous des chambres à
louer, oui ou non ? J’ai vu une jeune femme entrer il y a quelques
instants. Elle n’habite assurément pas ici.
— Ça vous regarde pas.
L’homme répéta sa phrase, imitant son intonation avec mépris.
— Les gens qui viennent ici s’occupent pas des saletés
des autres et aiment pas qu’on se mêle des leurs. Comme ça, ils risquent pas de
se faire couper les choses, si vous voyez ce que je veux dire. Des drôles de trucs
peuvent leur arriver s’ils savent pas tenir leur langue ou garder leurs yeux
dans leurs poches.
Ross sentit à nouveau un frisson de terreur le parcourir. Il
avait momentanément oublié ces histoires de meurtres. Il s’efforça de paraître
serein et sûr de lui. Pourtant sa bouche était sèche et sa voix lui sembla
anormalement aiguë.
— Je me moque de la raison de sa venue, dit-il, tentant
d’imprimer à sa voix une intonation sarcastique. La personne qu’elle rencontre
ne m’intéresse pas. J’aimerais simplement parvenir à un arrangement similaire.
— Ben, ça risque de pas être facile, vu qu’elle vient
voir le propriétaire de toute la rangée de maisons de ce côté-ci de la rue.
Il partit d’un rire dur et cracha par terre.
— Je parle du nouveau propriétaire. L’ancien, c’était
son frère, mais il s’est fait zigouiller. On dirait que le tueur de Devil’s Acre
lui a rendu un sacré service, au nouveau.
Ross se pétrifia sur place.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? ricana le gros homme.
Vous avez peur que le surineur soit aussi à vos trousses ? C’est bien
possible, après tout ! Vous feriez p’têt’ mieux de décamper pendant que
vous avez encore vos bijoux
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