Mort à Devil's Acre
s’exclama-t-elle
joyeusement. Elle doit s’ennuyer à mourir, la pauvre, si elle a passé toute la
journée seule enfermée chez elle. Elle sera ravie d’avoir un peu de compagnie. Surtout,
ne m’attendez pas.
— Non, murmura-t-il en se retournant. Bonne soirée, Christina.
— Bonsoir.
D’un geste vif, elle souleva le ruché de sa robe et sortit
de la pièce. Comme elle était différente de la jeune fille qu’il croyait avoir
épousée ! Ils étaient devenus deux étrangers, tristes et méfiants l’un
vis-à-vis de l’autre.
Cinq minutes plus tard, dès qu’il entendit la porte d’entrée
se refermer, il courut au vestiaire endosser un épais manteau, prit son chapeau
et son cache-col puis s’élança dans la rue glaciale. Il n’eut aucune difficulté
à suivre la voiture qui avançait en cahotant sur le pavé inégal et boueux ;
en marchant vite, Ross pouvait aisément se maintenir à quelques mètres en
arrière. Personne ne lui prêta la moindre attention.
Au bout d’un bon kilomètre, il vit l’attelage s’arrêter
devant une belle demeure, Christina en descendre et pénétrer à l’intérieur. Debout
sur le trottoir d’en face, Ross ne pouvait distinguer le numéro, mais il savait
que Lavinia Hawkesley habitait dans ce quartier.
Christina était donc bien allée rendre visite à une amie !
Et lui qui était là à grelotter, sans raison. Quelle idée ridicule de l’avoir
suivie ! Soudain, il vit l’attelage repartir, mais, au lieu de se diriger
vers les écuries, faire demi-tour et reprendre la direction de leur domicile. Christina
avait dû dire au cocher de ne pas l’attendre. Envisageait-elle de rester là
toute la nuit ou d’emprunter la voiture des Hawkesley pour rentrer ?
Alan Ross demeura là, à guetter à l’angle comme un rôdeur. Il
se demandait s’il devait rentrer chez lui prendre un bain chaud avant de se
mettre au lit ou attendre que Christina ressorte de la maison pour la suivre à
nouveau. Puis il se ressaisit : avait-il perdu la raison ? Certes, Christina
était égoïste, mais elle n’avait commis que des péchés bien véniels ; c’était
une jolie femme gâtée qui avait besoin d’être le centre de toutes les
attentions.
Un flot de lumière éclaira brusquement l’allée : Christina
et Lavinia Hawkesley sortirent de la maison et s’éloignèrent à pied.
Où diable allaient-elles ? Ross leur emboîta le pas, de
loin. Arrivées dans l’artère principale, elles hélèrent un cab. Il fit de même
et ordonna au cocher de les suivre.
Le trajet dura fort longtemps. Le fiacre ne cessant de
tourner et de retourner à angle droit, Ross perdit tout repère. La seule chose
dont il était sûr, c’est qu’ils se rapprochaient de la Tamise et du cœur de la
capitale. Les rues se resserraient, les réverbères auréolés de brume se
faisaient plus rares ; un fort remugle flottait dans l’air humide. Dans le
ciel se dressait une grande ombre… Il sentit sa gorge se serrer et eut soudain
du mal à respirer.
Devil’s Acre ! L’ombre des tours de Westminster… Que
venait faire Christina ici ? Dans son esprit torturé tournoyaient d’horribles
questions, comme des flocons de neige dans la tempête, se fondant les unes dans
les autres, mais ne lui apportant aucune réponse réconfortante.
Le cab qu’il suivait s’arrêta et une silhouette légère en
descendit. Christina. Elle marchait d’un pas vif, la tête haute.
Ross ouvrit la portière du fiacre, tendit une pièce au
cocher et partit en trébuchant dans l’obscurité, cherchant à distinguer les
contours de la haute bâtisse dans laquelle son épouse venait d’entrer ; derrière
les fenêtres, on voyait luire la faible lueur de lampes à gaz. La demeure de
quelque négociant ?
Le cab de Lavinia Hawkesley avait déjà disparu, s’enfonçant
plus loin encore dans le dédale des ruelles de l’Arpent du Diable.
Ross regarda enfin autour de lui. Son attention avait été si
occupée par les deux femmes qu’il en avait oublié où il était. Il aperçut, à sa
gauche, un groupe de quatre ou cinq hommes à une trentaine de mètres et, au
bout de la rue, trois individus nonchalamment appuyés contre un mur. Il jeta un
coup d’œil à sa droite : d’autres silhouettes anonymes l’observaient.
Il ne devait pas s’attarder. Dans un quartier comme celui-ci,
un homme bien habillé ne passait pas inaperçu ; on aurait pu l’attaquer
pour lui voler ne serait-ce que son manteau qui
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