Mort à Devil's Acre
des larmes ?
On n’en voyait aucune trace sur son visage : ses yeux étaient limpides, ses
paupières ni rouges ni gonflées. Elle n’avait pas la démarche caractéristique
de somnambule d’une personne si profondément choquée que ses émotions restent
enfouies au plus profond d’elle-même jusqu’à ce que cette carapace se fendille
puis explose, libérant alors un torrent de douleur.
Avait-elle aimé Ernest Pomeroy ? Son mariage avait
probablement été arrangé par ses parents et la famille du prétendant ; c’est
son père qui avait dû lui choisir pour époux cet homme beaucoup plus âgé qu’elle,
au mépris de ses souhaits.
Pourtant, alors même qu’elle se trouvait dans l’état d’hébétude
qui succède à l’annonce de la mort et précède l’acceptation d’une nouvelle vie,
elle restait pleine de grâce et de charme. Elle portait des toilettes très
féminines, ses cheveux soyeux étaient coiffés avec soin. Pitt la trouvait trop
fragile à son goût, tout en reconnaissant qu’elle était très attirante. Beaucoup
d’hommes devaient la juger très belle. Pomeroy n’aurait certainement pas été l’élu
de son cœur, si on lui avait laissé le choix de son futur mari.
L’avait-elle épousé parce que ses parents avaient une dette
envers lui ?
Pitt fouilla la chambre et le bureau du défunt, lut son
courrier, éplucha ses factures. Comme l’avait dit sa femme, ses papiers étaient
méticuleusement rangés. Au vu des livres de comptes, de l’âge du mobilier, du
nombre restreint de domestiques, et du stock de provisions recensées à la
cuisine et à l’office, il conclut que le couple se contentait d’une vie très
simple. Il ne vit nulle trace de dépenses extraordinaires – excepté ces fleurs
en soie, et les déshabillés d’Adela.
Pomeroy les lui avait-il offerts, pour témoigner de son
amour ? Repensant au visage qu’il avait vu à Devil’s Acre, Pitt ne
parvenait à y croire. Mais alors on lui avait déjà ravi cette force qui anime
les chairs, il n’était plus capable de passion ou de peine, de moments de
tendresse, de rêves ou d’illusions.
Les hommes cachent leur vulnérabilité. Dès lors, quel droit
avait Pitt, ou quiconque, de préjuger des sentiments que cet homme éprouvait
envers son épouse ? Quels rêves sans espoirs l’habitaient-ils encore ?
L’indifférence d’Adela était-elle d’autant plus manifeste qu’ils
avaient depuis longtemps cessé d’éprouver la moindre émotion l’un pour l’autre ?
La mort de son mari avait-elle mis brutalement fin à une relation qui n’était
plus qu’une façade ? Ils étaient mariés depuis quinze ans et n’avaient pas
de descendance.
Était-ce à cause d’enfants issus d’un autre lit qu’elle
avait choisi cet homme insignifiant et de beaucoup son aîné, qui, en retour, avait
accepté d’épouser une femme déshonorée ? Ou bien la savait-il stérile ?
La reconnaissance, au fil des années, s’était-elle muée en haine ?
Allait-elle chercher ailleurs l’amour dont elle était privée ?
D’où venaient ces fleurs et ces déshabillés en soie ? La question se
posait à l’évidence ; il lui faudrait bien trouver la réponse.
Pitt lui demanda si elle avait entendu parler de Bertram
Astley, de Max Burton ou du Dr Pinchin. La mention de ces noms ne produisit
aucune réaction visible sur son visage. Si elle mentait, c’était avec un art
consommé. Par ailleurs il ne trouva aucune trace de ces trois noms dans les
papiers de Pomeroy.
Il ne lui restait plus qu’à la remercier et à prendre congé.
Il la quitta avec une étrange sensation d’irréalité ; elle s’était
adressée à lui comme si elle n’avait pas eu conscience de sa présence, comme s’ils
s’étaient trouvés dans un théâtre d’ombres où Pitt aurait été le placeur et
elle, spectatrice du drame représenté, très loin, hors de sa vue.
C’était l’heure de retourner à Devil’s Acre, auprès de son
plus précieux indicateur, Squeaker Harris. Pitt le retrouva dans son grenier
crasseux, penché au-dessus de sa table, près de la fenêtre aux carreaux
étincelants de propreté – contrairement au reste de la pièce ! La pâle
lumière hivernale éclairait ainsi directement ses papiers, que des yeux
attentifs et soupçonneux allaient examiner. Un faussaire doit atteindre la
perfection, s’il ne veut pas perdre sa source de revenus.
Il décocha à Pitt un regard torve.
— Vous avez pas le
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