Mort à Devil's Acre
Pomeroy
menait en apparence une existence irréprochable. Non, il ne pouvait avoir eu l’idée
– ni les moyens – d’offrir à son épouse les flamboyantes fleurs de soie du
salon et ce somptueux peignoir lavande agrémenté de dentelles !
À l’heure du déjeuner, une cuisinière qui fondait en larmes
chaque fois qu’il s’adressait à elle lui servit une collation. En début d’après-midi,
il dressa la liste des élèves de Pomeroy, anciens et nouveaux, releva le nom et
l’adresse de quelques relations et de commerçants inscrits dans son agenda, puis
quitta Seabrook Walk, sans avoir revu Adela Pomeroy.
Il rentra chez lui plus tôt qu’à l’ordinaire, transi et
éreinté par cette journée éprouvante. Réveillé avant l’aube, il était parti
examiner le spectacle macabre d’un cadavre mutilé, abandonné sur les marches d’une
institution charitable, puis avait dû annoncer la nouvelle à la veuve dont il
ne comprenait toujours pas la réaction. Ensuite, il avait étudié pendant des
heures les détails de la vie quotidienne du défunt, fouillé son passé dans l’espoir
d’y trouver trace de vices qui auraient pu le mener vers son assassin.
Pitt se sentait à la fois désarmé face à l’horreur du crime
et noyé sous une multitude de détails sans grand intérêt. Si Charlotte se
permettait la moindre remarque, amusée ou inquisitrice, il laisserait éclater
sa mauvaise humeur !
Au cours des quatre jours suivants, il tenta de retrouver, parmi
cette masse d’informations enchevêtrées, le fil conducteur d’une piste plus
plausible que celle de la folie destructrice d’un malade mental choisissant ses
victimes au hasard.
Il interrogea les élèves de Pomeroy, qui paraissaient l’estimer,
bien qu’il passât son temps à instiller dans leur cerveau les principes de base
des mathématiques. Pitt les rencontra chez eux, séparément, dans leurs salons
encombrés de bibelots ; tous étaient bien habillés, propres et nets ;
ils parlaient des adultes avec respect, comme il convient à des adolescents
bien élevés. Sous leurs propos polis perçait toutefois une réelle estime pour leur
répétiteur, dont ils gardaient un souvenir agréable ; certains percevaient
même la beauté du raisonnement mathématique qu’il leur avait inculqué.
Parfois des images fort pénibles lui traversaient l’esprit ;
il repensa à une affaire récente où il avait dû enquêter sur des relations
perverses entre un homme adulte et un adolescent. Mais il ne trouva aucune
famille chez laquelle Pomeroy dispensait des cours particuliers.
Finalement, le portrait qu’il se fit de Pomeroy était celui
d’un enseignant remarquable, bien qu’insuffisamment pourvu d’esprit et d’imagination
pour inspirer une véritable affection à ses élèves. Mais comment se faire une
idée de la vraie personnalité d’un être humain, lorsque l’on ne l’a pas connu
de son vivant et que l’on ne possède sur lui que des témoignages d’enfants
sages, abasourdis par sa disparition brutale ? D’autant plus que leurs
parents avaient dû les sermonner sur l’obligation de ne jamais dire du mal des
morts et leur rappeler combien il était déshonorant d’avoir affaire à la police,
pour quelque raison que ce soit. Les gens « comme il faut » devaient
se tenir à distance des misérables serviteurs de la loi chargés de la faire
respecter !
Il retourna chez la veuve et lui demanda l’autorisation de
fouiller les effets personnels de son mari, espérant découvrir des lettres de
menace ou de chantage, ou tout autre document pouvant révéler un ressentiment à
son égard.
Adela Pomeroy hésita. Ses grands yeux trahissaient encore un
état de choc. Il aurait trouvé normal qu’elle s’offusquât de sa requête, qui
représentait une véritable intrusion dans la vie privée d’un couple. Mais
apparemment, elle en comprit la nécessité et jugea inutile de refuser. De toute
manière, si elle était coupable ou complice du crime, elle aurait eu le temps
de détruire tout document compromettant avant son arrivée.
— Oui, dit-elle enfin, si vous le désirez. Mon mari
entretenait peu de correspondance, vous savez. Je ne me souviens pas avoir vu
beaucoup de courrier sur son bureau. Mais si vous pensez que cela peut vous
être de quelque utilité…
— Merci, madame.
Il se sentait toujours aussi mal à l’aise en sa présence, car
son chagrin lui était inaccessible. Avait-elle secrètement versé
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