Mort à Devil's Acre
lui. Mais sa
montre de gousset était encore dans sa poche, ainsi qu’un beau porte-cartes en
cuir.
— Il emportait rarement de l’argent liquide. Pas plus d’une
guinée ou deux.
Elle continuait à regarder droit devant elle, comme si Pitt
n’était qu’une voix désincarnée.
— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois, Mrs. Pomeroy ?
Restait à lui annoncer le pire : l’endroit où le corps
avait été découvert, la mutilation… Autant qu’elle l’apprenne par sa bouche.
Sa réponse interrompit le cours de ses pensées.
— Hier soir, avant qu’il ne parte rendre un livre à l’un
de ses élèves. Il était professeur de mathématiques. Mais vous devez être au
courant…
— Non, je l’ignorais. Vous a-t-il donné le nom et l’adresse
de ce garçon ?
— Morrison. Je crains de ne pas savoir l’adresse exacte
– en tout cas, il n’habite pas loin. Mon mari comptait s’y rendre à pied. Il l’a
certainement notée quelque part, car il était très méticuleux.
Sa voix ne reflétait toujours aucune émotion, excepté une
légère surprise, comme si elle ne comprenait pas qu’une mort aussi violente ait
pu frapper un homme aussi ordinaire. Elle se leva, légère et fragile comme un
oiseau, et se dirigea vers la fenêtre. Même dans l’étrange état de torpeur où
elle semblait plongée, elle possédait une grâce très particulière dans sa façon
de tenir la tête haute. Pitt l’imaginait mal dans les bras de l’homme qu’il
venait de voir à Devil’s Acre. Mais l’amour et la haine sont souvent des
sentiments impénétrables… Pourquoi aurait-il compris ces deux êtres ? Il
ne savait rien d’eux.
— Voyez-vous une explication à la présence de votre
mari à Devil’s Acre, madame ?
Question brutale, mais c’était encore là le meilleur moment
de la poser, dans l’état d’engourdissement qui paraissait être le sien.
Adela Pomeroy ne se retourna pas et resta debout devant la
fenêtre. Il crut voir ses épaules se raidir sous la soie lavande du peignoir.
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Mais vous saviez qu’il s’y rendait, à l’occasion ?
Elle eut une brève hésitation.
— Non.
Pitt garda le silence. Il avait dû rêver. Inutile de la
presser de questions. Elle finirait peut-être par laisser échapper une
information, au fil de la conversation.
— Devil’s Acre… C’est là que vous l’avez trouvé ? reprit-elle
au bout d’un moment.
— Oui, madame.
— A-t-il été… comme les autres ?
— Oui. Je suis désolé.
Elle demeura si longtemps immobile qu’il se demanda si elle
ne lui tournait pas le dos pour cacher une grande émotion. Peut-être
désirait-elle rester seule ? Devait-il sonner la bonne ? Ou bien
attendait-elle simplement qu’il reprenne la parole ?
— Dois-je dire à la bonne de vous apporter un cordial, madame ?
hasarda-t-il, pour briser ce silence qui le mettait mal à l’aise.
— Pardon ?
Il réitéra sa question. Enfin, elle se décida à se retourner ;
elle paraissait parfaitement maîtresse d’elle-même.
— Non, merci. Désirez-vous savoir autre chose, inspecteur ?
Il était inquiet pour elle : ce calme, ce manque de
réaction étaient en général de mauvais augure. Avant de partir, il demanderait
à un domestique d’aller quérir un médecin.
— Oui, s’il vous plaît. Pouvez-vous me donner le nom
des élèves de votre mari, ainsi que celui des personnes qu’il a pu fréquenter
au cours de ces dernières semaines ? Et leur adresse, si possible.
— Son bureau est de l’autre côté du vestibule. Prenez
tous les renseignements dont vous avez besoin. À présent, inspecteur, si vous
voulez bien m’excuser, j’aimerais être seule…
Sans attendre de réponse, elle passa devant lui et quitta la
pièce, laissant derrière elle un parfum fleuri, légèrement sucré.
Pitt passa la matinée à examiner les papiers et les livres
du défunt, essayant de s’en faire une image plus précise. Ernest Pomeroy était
un être méticuleux et pragmatique, qui enseignait les mathématiques depuis sa
sortie de l’université. Il avait choisi la profession de répétiteur et donnait
des cours à des petits groupes de jeunes gens et de jeunes filles de douze à
quatorze ans. La plupart semblaient d’intelligence moyenne, à l’exception d’un
ou deux d’entre eux, plus brillants, qui promettaient un bel avenir.
Enseignant consciencieux et dénué d’imagination,
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