Mourir pour Saragosse
jeta en chemise hors de ma tente. Un champignon de fumée montait d’un quartier de la ville, au-dessus du séminaire. La junte avait fait entreposer dans cette bâtisse des tonnes de poudre. La maladresse d’un gardien avait provoqué cette explosion ; elle avait jeté la panique parmi les habitants qui crurent à un bombardement de nos batteries préludant à un assaut. Plusieurs demeures particulières des parages furent détruites et leurs habitants propulsés dans les airs comme un tourbillon de feuilles mortes.
Cet incident, qui aurait pu passer pour une victoire facile, nous apparut comme un signe favorable du destin.
Quelques jours plus tard, à l’aube, nos trompettes sonnèrent le branle-bas. Je quittai en hâte ma tente pour transmettre les ordres de nos généraux aux officiers des diverses unités.
Nous allions passer à l’action, non pour nous lancer à l’assaut de Saragosse mais pour prendre position sur une éminence afin d’en chasser les occupants et d’assurer les communications avec Madrid. Il fallut mettre en ligne nos lanciers polonais pour déloger les occupants. Nous fûmes assez heureux, après cet exploit, de constater qu’un officier espagnol figurait parmi nos prisonniers.
Depuis notre arrivée sous les murs de Saragosse, nous profitions des services d’un agent espagnol, Marcello Bandera, qui partageait son temps entre Saragosse, où il avait sa famille, et notre quartier général où je le rencontrais fréquemment. Moyennant un bon salaire, il nous renseignaitsur la situation à l’intérieur de la ville dans laquelle il pénétrait déguisé en campesino .
C’est lui qui nous apprit qu’après la bataille sur la route de Madrid, le malheureux colonel Falco, commandant du détachement espagnol, avait été mené, pieds et poings liés, sur la place des Arènes par ordre de la junte, couvert de crachats par la populace, et pendu.
Nous passâmes les jours qui suivirent à installer nos batteries à des points choisis pour d’éventuelles attaques. Dans les parages, des paysans poursuivaient inlassablement l’abattage des oliviers, comme pour libérer l’espace nécessaire à une bataille en rase campagne.
J’avais le cœur serré en observant ce saccage avec ma lunette. Certains de ces arbres, plus que centenaires, approvisionnaient depuis des siècles les huileries des faubourgs. Leur générosité et leur âge vénérable auraient dû inspirer le respect, d’autant que leur sacrifice était illusoire.
Le 1 er juillet, les opérations du siège prirent un tour nouveau.
Tôt dans la matinée, notre artillerie entra en action et, comme aurait dit François, ce n’était pas de la « gnognotte ». En quelques heures, douze cents projectiles s’abattirent sur la ville sans objectifs précis, dans le seul but d’impressionner la junte et de terroriser la population avant de passer à l’attaque.
Elle porta sur deux points : les portes del Carmen au sud et del Portillo à l’ouest. Je me trouvais au côté du général Verdier quand j’assistai à une scène que je n’ai pu oublier.
Une jeune femme, cantinière je suppose, se trouvait au cœur du combat. Lorsque nous eûmes fait le vide autour des canons espagnols encore fumants, je la vis, seule survivante,ramasser à terre une mèche encore incandescente et la poser sur l’œilleton d’une pièce chargée de mitraille. Plusieurs de nos grenadiers qui se ruaient sur la batterie y laissèrent leur vie.
Juchée sur le canon au risque de se brûler la plante des pieds, ses mains en porte-voix, la femme se mit à nous insulter et à nous provoquer, sans qu’aucun de nos hommes n’osât tirer sur elle. Je vis soudain cette apparition sauter de son perchoir et disparaître dans les décombres.
L’histoire a conservé le nom de cette héroïne : Agustina. Son exploit nous démontrait que nous allions avoir à combattre non seulement les forces régulières mais aussi la population : milices, boutiquiers, artisans, moines et curés, femmes et enfants. Une armée sans généraux, sans discipline, sans armes, mais qui s’accrocherait à sa ville comme à sa maison.
Au soir de cette journée funeste pour la ville, je m’entretins avec notre agent espagnol, Marcello Bandera, au sortir de son rapport à Lefebvre-Desnouettes. Cet homme dans la trentaine, taciturne, ne parlait qu’aux gens qu’il estimait. Je devais être de ceux-là car il consentit à bavarder avec moi, le temps de boire un
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