Mourir pour Saragosse
cerveau car, avec un hennissement strident, il s’était affaissé dans un dernier râle. Je dus l’achever avec mon pistolet. Une balle me fit à la cuisse une blessure légère ; une autre emportal’une de mes épaulettes. J’accomplis ma mission en enjambant des morts et des blessés.
Le but de cette attaque était de pénétrer assez profondément dans le centre pour tenter d’assurer la liaison avec la troupe qui faisait de même à la porte del Portillo.
Verdier commit une grave erreur en nous envoyant en renfort un détachement de dragons. Les chevaux avaient le plus grand mal à évoluer dans les rues étroites et constituaient des cibles faciles pour les tireurs embusqués qui, eux, subissaient peu de pertes. Ces pauvres bêtes répugnaient à franchir les barricades, s’affolaient et ajoutaient à la confusion.
À proximité de la place de la Miséricorde, alors que le désordre était à son comble et nos pertes inquiétantes, je déchargeai mon pistolet sur un fusilier posté à une fenêtre. J’eus la chance de l’atteindre et éprouvai un remords : j’avais abattu un adolescent. Il avait paru s’envoler de la fenêtre avant de s’effondrer à mes pieds. Il tenta de s’accrocher à moi, sa mâchoire fracassée vomissant un jet de sang. Il mourut alors que je tentais de le relever.
Nous étions arrêtés par une barricade plus importante que les autres quand je vis sortir d’une maison un groupe de gamins qui, armés de couteaux, se jetaient sous les chevaux pour les éventrer ou leur couper les jarrets.
Le Cosso, ce large boulevard qui coupe le centre ancien en deux, était transformé en un champ de bataille dont nous n’étions plus maîtres, le détachement de dragons fondant à vue d’œil. Privés de leurs chevaux, ils tiraillaient contre des cibles incertaines, alors que les balles ricochaient sur leur casque et leur cuirasse. Sans leurs montures, embarrassés de leur uniforme, ils étaient de piètres combattants.
Nous avons fini par nous retirer de cet enfer en y laissant bon nombre de morts et de blessés, et sans avoir connaissance de ce qu’il était advenu de l’autre attaque.
La veille, Palafox avait reçu par le fleuve, de Belchite, localité située à quelques lieues de Saragosse, un renfort dedeux ou trois mille campesinos . Il avait attendu nos deux assauts pour les lâcher sur nous, si bien que notre retraite se transforma en déroute, et que nous eûmes le plus grand mal à regagner nos quartiers.
Nous apprîmes par Marcello Bandera que la ville avait exulté, après cette victoire qui nous avait rejetés hors de l’enceinte.
On avait allumé des feux de joie et organisé une messe à Notre-Dame del Pilar. La confiance régnait. Le blocus ne privait pas la ville de ravitaillement, une noria traversant le fleuve. Quant aux munitions, elles étaient suffisantes pour tenir des semaines, voire des mois. Dans certains couvents, des femmes et des enfants travaillaient jour et nuit à fabriquer des cartouches. Des équipes d’hommes comblaient par des sacs de terre les brèches faites aux remparts par nos batteries et consolidaient les barricades avec des ballots de laine.
Bandera avait assisté à une scène insolite illustrant la ferveur religieuse de ce peuple.
Un garçonnet, témoin de la mort de son père sous une balle française, avait bondi hors de chez lui après notre retraite, animé par la colère, en agitant un drapeau espagnol abandonné par des combattants. Suivi par des voisins, il avait rameuté les habitants du quartier en criant :
– Viva Maria del Pilar ! Muerte a los Franceses ! Viva el rey Ferdinando !
Ils furent bientôt des dizaines, des centaines, puis des milliers, précédés de religieux, à monter sur le chemin de ronde de l’enceinte pour gesticuler en proférant injures et menaces. Verdier faillit mettre nos batteries en action pour les balayer ; Lefebvre-Desnouettes s’y opposa.
– Vous auriez tort, nous dit Bandera, de négliger la force de la foi de cette population. Ils considèrent votre expédition comme une nouvelle invasion des Maures et se prennentpour des croisés. Nos érudits n’ont pas oublié l’échec de Charlemagne sous leurs murs. La croix qu’ils brandissent est le symbole de leur foi mais aussi l’image d’une épée. Ceux qui en doutent sont livrés au bourreau par la junte, sans procès. L’Inquisition a laissé des traces à Saragosse.
Échaudés par la malheureuse attaque des
Weitere Kostenlose Bücher