Mourir pour Saragosse
leur ferme, prestation de serment de fidélité des fonctionnaires au roi Joseph I er …
– Messieurs, leur avait dit Lannes, vous pouvez regagner vos foyers. Vous avez pris la décision la plus sage. Je vous en fais compliment.
Ils protestèrent. En traversant la ville à cette heure avancée de la nuit et sans une escorte convenable, ils risquaient de se faire écharper par la population et les religieux lorsqu’ils seraient sommés d’annoncer le résultat de la négociation. La junte se chargerait de faire le nécessaire le lendemain.
Dès le lever du jour, la foule se pressa devant le palais de la junte. À l’annonce de la capitulation, les éléments fanatiques, moines en tête, avaient fait souffler sur la ville un vent d’insurrection. Des groupes s’étaient rués sur nos batteries pour les tourner contre nous, sans y parvenir. D’autres s’en étaient pris à des officiers et à des soldats qu’ils conspuaient en leur reprochant incompétence et trahison.
Devant le palais épiscopal, des gens avaient hissé sur les épaules d’un colosse idiot et goitreux, comme sur un pavois, un tout jeune enfant qui brandissait une navaja en gazouillant. Des femmes étalaient leurs manteaux sous les pas du porteur et s’agenouillaient pour prier.
Déferlant des quartiers à forte imprégnation religieuse de San-Gil, au sud de la ville, une horde de femmes s’était portée vers l’arsenal pour exiger la remise de ce qui restait d’armes et de munitions. Les gardes espagnols ayant refusé de les laisser passer, elles en assommèrent quelques-uns. Après avoir forcé les portes, elles ne trouvèrent que des fusils hors d’usage, un vieux canon, quelques poignées de cartouches et de la poudre gâtée.
La fièvre perdit peu à peu de son intensité, si bien que nos bataillons d’infanterie firent leur entrée au cœur de la ville, l’arme à la bretelle mais l’œil vigilant.
Lejeune fut chargé par Lannes de se rendre au palais de l’Inquisition afin d’y chercher le malheureux prince Pignatelli, ce Grand d’Espagne retenu prisonnier par son ami Palafox, à seule fin de le soustraire à la méfiance de la junte et à la colère de la populace.
Il fut retrouvé vivant mais affaibli à l’extrême par les privations, au point de peiner à exprimer sa gratitude à nos officiers, lui qui était un solide mangeur. Il leur fit comprendre qu’il souhaitait prendre des nouvelles de son épouse, restée enfermée dans leur hôtel. Il fut porté par deux soldats jusqu’à la carriole d’un maraîcher et mené à bras à son domicile.
Sur ordre de Lejeune, je faisais partie de ce pitoyable cortège et assistai, non sans émotion, à ces pathétiques retrouvailles.
La princesse avait mal supporté la suite de malheurs qui avait affecté sa famille : incarcération de son époux, dilapidation de sa fortune au bénéfice de la communauté, mort d’un de ses fils, Juan Pablo, emporté par le typhus, reddition de l’aîné, Juan Antonio…
Elle allait connaître une nouvelle épreuve, et la plus tragique : à peine eut-on fait sa toilette que le prince sombra dans la démence et mourut dans les bras de son épouse et de leur fils.
Au milieu de l’après-midi, sous un ciel couleur de plomb, à travers une ville transformée en ruines et en charnier pestilentiel, nous avons vu défiler les dernières compagnies espagnoles : quelques milliers de combattants aux visages émaciés, barbus et encore noirs de poudre, qui trébuchaient et peinaient à garder la cadence, précédés de tambours rendant un son lugubre.
J’aurais aimé descendre de cheval, parler à ces hommes, les rassurer sur leur sort, mais la consigne nous imposait le mutisme. Nous nous contentâmes de leur fournir des vivres et de soigner les blessés et les malades qui traînaient sur leurs arrières.
Le moment le plus éprouvant fut le dépôt des armes et des enseignes. Ils s’exécutèrent avec une expression de mépris hautain. J’éprouvai le sentiment qu’ils eussent été capables, sur un ordre de leurs officiers, de faire feu sur nous, quitte à accepter le sacrifice de leur vie.
J’étais frappé par leurs tenues. Peu d’uniformes dans cette horde ; presque tous étaient en habits civils ou en défroques de paysans, le front ceint d’un bandeau, la taille prise dans une large ceinture de cuir ou d’étoffe, coiffés d’un ample chapeau rond à plume, enveloppés d’une cape de mulet. Certains portaient
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