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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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comme un déserteur. On le
dévisageait. Quelqu’un une fois, lui demanda :
    – Déserteur ?
    Il fit oui de la tête par défi.
    – Ah, vous faites bien, jeune homme, dit un vieil homme
bien mis en lui mettant la main sur l’épaule.
    Un autre approuvait du sourire. Le boucher taillant ses
viandes, auquel je fis pour abréger la même réponse, d’ailleurs fausse, s’essuya
prestement la main et me la tendit, cordial. – Dans les usines, les ouvriers
offraient de faire des semaines incomplètes pour que l’on ne congédiât point
les déserteurs, ces fuyards qui en soustrayant leurs vies aux ouragans du front
semblaient défendre la vie.
    Et cette ville, ce pays, paisibles, nerveux, heureux, voluptueux,
couchés au bord de la mer azurée, écoutaient les échos assourdis des canonnades,
écoutaient battre le cœur éreinté de l’Europe blessée et se nourrissaient du
sang versé, profitable pâture ! Nous travaillions pour la guerre. Nous
étions tous, plus ou moins, des ouvriers d’usines de guerre. Tissus, cuirs, chaussures,
conserves, grenades, pièces de machines, tout, jusqu’aux fruits – oranges
parfumées de Valence – tout ce que nos mains faisaient, manipulaient, emballaient,
était drainé par la guerre. La guerre lointaine faisait bâtir des usines dans
ce pays pacifique, les remplissait d’ouvriers souvent venus des champs brûlés
de l’Andalousie, des montagnes de Galice, des plateaux nus de Castille. La
guerre haussait les salaires. La guerre déchaînait cette fièvre de vivre et de
rire, de renverser la femme sur les canapés des bouges, de voir papillonner les bailarinas [7] aux seins nus dans les cafés-concerts, car après le travail hâtif, il fallait
bien, dans cette présence incessante de la mort et de la folie, se sentir
vivre. Avidité des hommes en blouse lâchés le soir par les fabriques, misérables
mais musclés, sans logis qui vaille qu’on s’y accoude sous la lampe, mais avec,
au fond de la poche, la peseta d’une soirée de plaisir fardé, sans confiance en
l’avenir, ou plutôt sans autre confiance que celle de leur révolte couvée.
    Toute ville est multiple. Celle-ci était la nôtre. Nous ne
pénétrions pas dans les autres. Il y avait celle des hommes d’affaires
calculateurs, nourris dans les bons restaurants, qui dévêtaient la nuit les
créatures de luxe que nous voyions passer dans les limousines. Il y avait celle
des prêtres, des moines, des jésuites dans leurs monastères entourés de vastes
jardins, pareils à des cités fortifiées. Celle du pouvoir méprisé, généraux
chamarrés, policiers achetés pour un douro, geôliers, mouchards. Celle des
écrivains, des universitaires, des journalistes, cité des phrases monnayées, des
textes et des idées toxiques, des alchimies lucratives. Celle des espions, labyrinthe
de sapes et de contre-sapes, rendez-vous secrets, trahisons multiples comme des
équations à plusieurs inconnues, 2 e Bureau, consulats, Herr Werner, courtage
par Amsterdam, Mata-Hari portant dans son réticule une adresse, – autre équation
– exactement équivalente à cette dernière balle du coup de grâce qu’on allait
lui tirer dans l’oreille à quelques mois de là au pied du poteau de Vincennes. Les
espions rôdaient parfois dans nos chemins, prêts à détrousser notre force vive
comme des gredins détroussent les cadavres sur les champs de bataille. Ils
offraient leur argent, ils ne demandaient rien, habileté suprême ! Des
carrières d’agents secrets seraient faites ou défaites par la grève générale, ruine
possible des industries travaillant pour l’Entente. Toute une canaille occulte,
collant ainsi avec sa salive des fils d’araignée aux membres du colosse
prolétarien prêt à bondir, s’imaginait le faire mouvoir à son gré, comme un pantin.
Cela nous faisait rire.
    – Quel réveil, tas de coquins ! si ça marche !
    Dans ces cités-là le sang de l’Europe et le labeur de trois
cent mille prolétaires faisaient sourdre un étrange pactole, divisé en une
foule de ruisselets d’or. Et nous le savions. Enchaînement des choses ! Dario
l’expliquait :
    – … Ils ne peuvent plus se soumettre aux bureaucrates
de Madrid et aux caciques de l’intérieur. Ni leurs fortunes ni leurs
entreprises ne seront assurées tant que les vieilles camarillas de cour et
leurs personnels de scribouillards dévots, fainéants et corrompus, dont le pot
de vin commence à vingt-cinq centimes, garderont le

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