Naissance de notre force
de marbre noir des assassinés. Le larynx
leur tire étrangement la peau du cou, ainsi qu’un nœud tendu dessous ; les
doigts des pieds, bordés d’ongles difformes, sont misérables et tragiques. Bon
informateur, Perez Vidal. Meilleur que celui-ci… Moins lâche. Il osait écrire. Imprudent.
Pas menteur, pas fantaisiste. – Dommage. Don Felipe tourna le commutateur. Une
clarté blanche ruissela dans la pièce. La lumière faisait du bien. Entre le
coffre-fort et l’armoire de sûreté contenant le dossier des agents secrets, – la
« boîte aux mouchards », – le sourire blafard du roi surgit sur fond
de pourpre, reflétant les dorures massives du cadre. Le roi semblait sortir, tout
chamarré, d’un mauvais lieu, la chair vidée, la mâchoire allongée par une molle
béatitude. Don Felipe fit quelques pas. La marche sur les tapis épais lui
communiquait toujours une sensation de sécurité. L’odeur forte des jasmins
entrait par la fenêtre ogivale. Le sifflotement grêle d’une fontaine serpentait
là dans un patio exigu. Don Felipe prêta l’oreille à ce bruit doux, grâce
auquel la nuit, de noire devenait bleue. Cette chanson sans paroles peuplait de
voix rassurantes le silence agrandi. Mais voici qu’une ample clameur de foule, lente
et puissante comme une marée, passa sur le patio, entra dans la croisée, emplit
cette salle claire et vint déferler, insaisissable, autour du roi heureux. La
clameur s’éteignit et se ralluma, un peu plus proche, un peu plus forte.
Don Felipe revint vers le fond de la pièce. Le roi souriait
dans le vide à de basses délices qu’il semblait laisser derrière les tentures rouges
du fond. Pour la première fois de sa vie, don Felipe considéra l’auguste
portrait avec une sorte de haine qu’il s’étonna lui-même d’éprouver. Mauvais
portrait. Sourire idiot. (Un haussement d’épaules.) « Vrai, il a l’air de
penser à des cochonneries. » Le tonnerre roulait encore sur les boulevards.
Don Felipe se surprit disant à haute voix :
– Moi, Majesté, je passe les Pyrénées !
Et comme autrefois au collège, dès que le maître de latin
avait le dos tourné, le petit Felipe lui tirait la langue dans une grimace
compliquée qui était son plus grand secret, son arme la plus empoisonnée, le
sous-chef de la Sûreté, quinquagénaire glabre et pesant, tira la langue au roi.
8. Méditation sur la conquête.
Nuits. Nos pas dans la nuit. Nos voix, ces voix méridionales,
sonores comme des cymbales.
– C’est le pays des loteries, criait Eusebio. Qui ne
jouerait sa vie à la loterie des barricades ? Le tout pour le tout.
Nous n’étions certes ni germanophiles ni aliadophiles, autre
terme consacré par les journaux. Mais à chaque ébranlement lointain du sol
pilonné par les obus dans la Somme, l’Artois, la Champagne ou la Meuse, nous
sentions mieux craquer les assises du monde.
– Après la défaite, quelle grande Commune de Paris !
Les déserteurs grossissaient des légendes sur les mutineries
d’avril dans l’armée bleu horizon immensément lasse.
– Il y aura une révolution allemande, affirmaient d’autres
qui paraissaient plus audacieux.
L’Allemagne et l’Autriche ne vivaient plus que d’aliments
chimiques, les journaux alliés nous l’affirmaient tous les jours. Commune
française, commune allemande, – après la commune russe – nous voyions déjà
bouger dans les brumes des lendemains ces drapeaux rouges exaltants. Ils
étaient nécessaires à la raison, à cette obscure confiance en l’univers sans
laquelle la vie ne se conçoit plus à qui va les yeux ouverts. Ou le cercle de l’absurdité
ne se romprait plus ? Après cette guerre, ces morts par millions, cette
Europe éventrée, connaîtrions-nous de nouveau la paix d’autrefois sous les
vieux drapeaux multicolores pavoisant des ossuaires ? Cette ville, ce pays
condamnaient la guerre du fond de l’âme. Les journaux ne le clamaient pas, parce
qu’ils mentaient (et les officines de propagande des belligérants renouvelaient
mensuellement leurs raisons de mentir), mais chacun le disait. On vivait dans l’attente
d’une catastrophe qui fût à la fois un châtiment et une renaissance, une
réhabilitation de l’énergie humaine, une nouvelle raison de croire en l’homme. La
révolution russe, premier signal, avait ravivé cette attente universelle.
Couet portait parfois de lourds godillots de fantassin qui
le faisaient reconnaître dans les tramways
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