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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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pouvoir. Ils étouffent et l’argent
les étouffe.
    Dario riait.
    – Et ils ont besoin de nous pour tirer les marrons du
feu. Nous avons besoin d’eux pour ébranler la vieille bâtisse. Après, nous
verrons…
    Oui, nous verrons. Nous connaissons l’histoire. Les
monarchistes renversés et les jésuites en fuite, trois à six mois après, les
républiques instituent l’ordre en mitraillant les ouvriers. Vieille tradition. Qui
vivra verra. On ne sera pas toujours les plus faibles. Avec ce qui se prépare
de l’autre côté des Pyrénées…
    – On peut tordre le cou aux traditions, hein ?
    – C’est nous la force, la seule force.
    – En 73, Alcoy et Carthagène ont résisté pendant des
mois. Nous avons nos Communes, dont on se souviendra, attends un peu.
    – Ce sera beau, hombre !
    C’est déjà beau de porter en nous cette conquête. Je doute
mais c’est parce que je suis un nouveau venu dans cette cité : je ne sens
pas comme toi, dans mes veines même, monter la force de ce peuple. Je vous vois
souvent, malgré moi, avec les yeux investigateurs d’un étranger : et je
vois votre inexpérience, votre organisation embryonnaire, votre pensée qui s’indique
à grands traits, projette çà et là de grandes lueurs mais ne sait pas s’ordonner,
se préciser, se discipliner, implacablement, sévère envers elle-même, pour
transformer le monde. – Quelques milliers de syndiqués sur trois cent mille
prolétaires. De petits syndicats qui sont en réalité des cercles plus ou moins
anarchistes. Des doctrines voisines du rêve, des rêves brûlants prêts à devenir
action parce que des êtres d’énergie en vivent (et parce qu’au fond ils ne sont
que simples vérités élevées au rang des mythes par des esprits trop richement
frustes pour opérer sur des théories). Il est vrai qu’il suffit du mot d’ordre
d’un syndicat d’une centaine de copains pour que des milliers, peut-être des
dizaines de milliers de prolétaires soient là, dans la rue, à nos côtés. Il est
vrai que, depuis plus de dix ans, le gouvernement ne réussit pas à faire construire
dans cette ville une nouvelle prison. Les gars du bâtiment ne marchent pas pour
ce boulot-là. On a tenté de recourir à des ouvriers provinciaux ; mais il
a suffi de quelques éclaircissements et de quelques gueules cassées pour leur
inculquer le sentiment du devoir prolétarien. – Dario, je ne sais pas si nous
vaincrons. Je ne sais pas si nous ferons mieux qu’on ne fit à Carthagène ou
Alcoy. Il est bien possible, Dario, que nous soyons fusillés à la fin de toute
cette histoire. Je doute d’aujourd’hui et de nous. Toi, tu portais hier des
charges dans le port. Courbé sous ton faix, tu suivais d’un pas élastique les
planches rebondissantes posées entre le quai et l’entrepont d’un cargo. L’eau noire
et moirée te renvoyait dessous l’image d’un esclave géant, hideux de face car
une âpre poussière s’incrustait dans la peau de son visage, ployé sous une
charge d’atlante. Ton torse mouillé flambait dans un reflet de soleil. Moi, je
portais des chaînes. Expression littéraire, Dario, car on ne porte plus qu’un
matricule, mais c’est tout aussi lourd. Notre vieux Ribas du Comité vendait des
faux-cols à Valence. Portez employait ses jours à broyer des cailloux dans des
meules mécaniques ou à forer des trous dans des roues dentelées en acier. Que
faisait Miro avec sa souplesse et sa musculature féline ? Il graissait des
machines dans une cave de Gracia. Au vrai, nous sommes esclaves. Prendrons-nous
cette ville, mais regarde-la, cette ville splendide, regarde ces lumières, ces
feux, écoute ces bruits magnifiques – autos, tramways, musiques, voix, chants d’oiseaux,
et des pas, des pas et l’indiscernable murmure des étoffes, des soieries, prendre
cette ville avec ces mains-ci, nos mains, est-ce possible ?
    Tu rirais bien, Dario, si je te parlais ainsi à haute voix. Je
lirais dans ton œil malicieux une pensée ironique que tu ne dirais pas toute
non plus. Tu te défies des intellectuels et surtout de ceux qui ont goûté les
poisons de Paris. En quoi tu as raison. Tu dirais, ouvrant tes grosses mains
velues au dos, fraternelles et solides : « Je me sens capable, moi, de
tout prendre. Tout. » Ainsi nous nous sentons immortels jusqu’au moment où
nous ne sentons plus rien. Et la vie continue quand notre gouttelette est
retournée à l’océan. Ma confiance rejoint ici la tienne.

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