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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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d’intelligence,
flamme infime au fond d’un puits, luttait avec l’éblouissement et la rage pour
viser le nouvel ennemi qui semblait attendre, immobile, sans cape, énorme
insecte bizarre aux élytres dorés. Le banderillero n’a qu’une flexion preste du
corps pour esquiver la corne noire qui l’éventrerait en cas d’une erreur
musculaire de six à dix centimètres. Il se redresse, élégant, sur la pointe de
ses escarpins, ayant planté un nouveau dard, – douleur, flèche de feu, – aux
couleurs royales dans la nuque de la brute. La bête tourne et volte, harcelée, sur
le sable doré, au fond du cirque pareil à un cratère vivant, par l’homme
multiple et faux, agile, ailé de pourpre, d’azur, de rires bigarrés, l’homme
papillonnant autour d’elle dans un jeu savamment cruel. La bête tourne et la
ville tournoie autour d’elle, fauve, avec ses dix mille regards fixes, tous les
mêmes, ceux des mendiants haillonneux, ceux des prolétaires en sueur, ceux des
messieurs corrects, ceux des charmantes señoras , ceux des
sveltes dandys, ceux des officiers corsetés, ceux des négociants épais, ceux
des docteurs obèses : côté ombre, côté soleil, parfums et sueurs, vastes
colères couvant sous l’oubli momentané, insouciance aux jolies dents blanches, aux
doux regards sensuels, calculs des chefs précis comme des mécanismes de mitrailleuses,
tout cela tournoie sous l’implacable coupole d’un ciel de marbre bleu, autour
du taureau fou qui voudrait tuer et qui sera tué.
    – Eusebio ?
    –  Qué  ?
    Les têtes, les torses, les mains croissent autour de nous, sur
ces gradins, ainsi qu’une végétation tropicale ; une forte odeur de chair
chaude et vibrante – ça sent l’homme en masse et le soleil – fait battre les narines.
Je hume aussi la senteur acide des oranges que dévore une grande enfant avide
dont je ne vois que l’opulente chevelure noire – il en émane un arôme vague d’amandes
– et la ligne bronzée de la nuque qui m’a fait penser, un cent-millième de
seconde, à des tiges de fleurs prodigieuses, à l’élan des hauts palmiers, puis
à la ligne tout entière d’un corps bronzé terriblement mince, dur et chaud.
    – Que sera demain, Eusebio ?
    Ce front carré, moite, de légionnaire romain, ces prunelles
agrandies comme celles des chats dans l’ombre, leur averse de reflets, cette
grimace d’un bon sourire qu’on croirait sculpté dans un vieux bois rugueux par une
main barbare, Eusebio, ne m’a dévisagé qu’une seconde.
    Car, au fond du cratère, le taureau soulève sur ses cornes
évasées, un cheval et un homme, un cheval éventré et un homme angoissé. Une
écume rose ourle les naseaux du cheval. Nous entendons son souffle ahanant et c’est
horrible qu’il ne puisse pas crier, qu’il n’y ait que ce souffle. Le
taureau fouaille ses entrailles chaudes, brandit à trois mètres de hauteur le
picador, ce fantoche égaré qui cherche des yeux l’endroit où tomber… Homme et
bête renversés, serpents verdâtres et fumants des entrailles dévidées sur le
sable, voici que tout croule, ah ! tu tiens, enfin, taureau, l’ennemi, tu
vaincs, tu passes, tu vis.
    Mais non ! Le leurre d’une cape violette t’entraîne
déjà, brute victorieuse dont on s’amuse, vers le tueur.
    Quelle brume estompe tes yeux, Lolita, dans leurs orbites
profondes ? Ainsi fond tout à coup dans la main un flocon de neige. Cette
neige, ton regard, Lolita.
    Benito vient à pas mesurés vers le centre de l’arène. Le
bras d’Eusebio, dur et noueux comme un sarment, s’agrippe à mes épaules.
    – Regarde ! Regarde !
    Le tueur et la bête s’observent. À cette violence lancée
tout entière en avant à chaque bond, Benito oppose la plus calme mesure, des
mouvements économes, une simple inclinaison du buste qui semble frôlé par les
cornes rouges, un saut de danseur aussitôt immobile sur ses hauts talons ;
et ses doigts ont gracieusement touché la pointe des cornes. Son adresse raille
ainsi cette grande force noire. – Il s’offre enfin au danger, calme, puissant, cruel,
la courte lumière d’acier dans la main, l’œil sagace, cherchant le point vital
que l’épée précise doit frapper. Homme et bête tournent lentement, l’un autour
de l’autre – visant, visés, lucides, fous, accouplés par la nécessité du combat.
Autour d’eux rayonne le silence. L’attente. Je vois Lolita cambrée des talons
au front étroit, les lèvres serrées

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