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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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ainsi qu’une cicatrice – et je crois sentir
l’être qui est là, en elle, sous cette apparence d’immobilité charnelle, tendu
comme un arc, dont la corde chante déjà imperceptiblement avant de lancer le
trait en pleine nue, oui, dans cet abîme où se perdent les regards.
    Double détente si prompte qu’insaisissable, là-bas ; il
faut une longue fraction de seconde pour que nous comprenions que l’épée a lui,
lancée par le tueur d’une détente presque rectiligne du bras, à l’instant
précis – à la veille du millième de seconde – où la bête allait foncer une fois
de plus, la bonne fois. Le taureau croule sur les genoux de tout son poids. Une
bave sanglante lui coule de la bouche.
    – Ollé ! Ollé !
    La ville est debout, toute la ville, dressée en une joyeuse
clameur d’émeute qui soulève dix mille têtes, rayée de sifflets et de cris
gutturaux, alourdie de trépignements. Les mains se lèvent, innombrables et sur
ces vagues humaines, comme des fleurs d’écume émergent les blancheurs des mouchoirs.
Ollé ! Ollé ! la vague est folle, la ville entière hurle de joie et
sa victoire emporte tout. – Victoire de l’homme sur la brute, victoire de la
brute sur l’homme ? – Benito lève vers les tribunes un front d’orgueil et,
sa petite mante rouge au bras, l’épée fine et luisante – l’épée de cour, señora
– à la main, salue les femmes en marchant sur des fleurs… On lui jette jusqu’à
des bijoux, des montres, des ombrelles. On voudrait lui jeter des lèvres
entrouvertes, des yeux mi-clos, d’autres yeux, larges comme des horizons, des
mains déployées qui tomberaient comme des chrysanthèmes, des seins nacrés et
jusqu’aux chaudes toisons secrètes cachées au pli sacré des chairs. Et c’est la
seule chose qu’il sache à cet instant : qu’il y a ce butin merveilleux.
    – Demain ! me crie Eusebio à l’oreille.
    Tous les doutes sont balayés au souffle de la joie de
vaincre. Pardessus la multitude, au-delà du triomphateur, Eusebio cherche des
yeux, dans la loge du gouverneur, les têtes qu’il faudrait abattre. (Je n’entends
pas ce qu’il leur crie, le poing tendu. Sa voix n’est rien dans le torrent.) Ces
visages souriants considèrent longuement le cratère où nous sommes une lave
bouillante.
    – Demain, nous prépare d’autres fêtes…
    M. le capitan-général songe peut-être qu’un ruban de
mitrailleuses, bien employé, est, contre le grand fauve à dix mille têtes que
nous sommes, une arme aussi sûre que l’épée du matador. Tout est dans la
précision du calcul. Si ce satané petit bouvier andalou – dire qu’il gardait
encore les bœufs dans la sierra de Yeguas, il y a trois ans ! – s’était
trompé d’un demi-pouce dans cet admirable calcul intuitif de l’estocade, il
serait peut-être tué, sûrement vaincu. Choisir l’instant et frapper juste.
    C’est Eusebio qui a pensé tout haut :
    – Choisir l’instant et frapper juste.
    Nous sortons. Lolita ramène son châle sur ses épaules
frissonnantes. L’arc intérieur s’est détendu, la flèche est partie. Il reste un
grand vide.
    – Par moments, j’ai peur, dit-elle.

10. Flux.
    Rien d’inaccoutumé ne s’est passé, mais l’événement est là, sur
le point de surgir, peut-être démesuré. Ainsi sur un calme paysage d’été se
rassemblent insensiblement de lourdes nuées ; un coup de vent les portera
en quelques instants de l’horizon bleu sur ces vergers, ces prés, ces routes
paisibles, où des enfants s’en reviennent de l’école vers des maisons blanches ;
une ombre tragique s’étendra sur ce coin de terre ; tout ce qui vit
sentira l’approche de l’ouragan ; le calme écrasant qui précède les
premiers grondements noirs sera déjà plein de l’orage.
    Les patrouilles firent leur apparition dans les rues, la
veille, dans la soirée. Les nôtres croisèrent les leurs. L’animation jusqu’alors
indéfinissablement insolite porta l’empreinte décidée de leurs passages. Les guardia civil débouchaient à cheval, par pelotons
rectangulaires, noirs sur leurs chevaux noirs, carrés d’épaules sous les
pèlerines noires, dominant la foule de leurs tricornes et de leurs têtes raides,
d’une impassibilité de bois peint. Leurs yeux vigilants scrutaient les coins
des ruelles, les portes s’ouvrant sur d’obscurs corridors, les groupes compacts,
les mouvements suspects, tous ce qui pouvait recéler l’agression mortelle,

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