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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Demain est grand. Nous
n’aurons pas mûri en vain cette conquête. Cette ville sera prise, sinon par nos
mains, du moins par des mains pareilles aux nôtres mais plus fortes. Plus
fortes peut-être de s’être mieux durcies grâce à notre faiblesse même. Si nous
sommes vaincus, d’autres hommes infiniment différents de nous, infiniment
pareils à nous, descendront un pareil soir, dans dix ans, dans vingt ans, cela
n’a vraiment aucune importance, cette rambla en méditant la même conquête ;
ils penseront à nous qui serons peut-être morts. Ils penseront peut-être à
notre sang. Déjà, je crois les voir et je pense à leur sang qui coulera aussi. Mais
ils prendront la ville.
    La citadelle, dit Dario, nous la prendrons de l’intérieur.

9. Le tueur.
    Un événement futile en apparence vint se jeter en travers du
nôtre et brasser autrement les flots humains de la ville. Des multitudes ferventes
stationnèrent nuit et jour sur le boulevard devant les fenêtres de l’hôtel où
était descendu Benito. Des ovations joyeuses saluèrent ses apparitions au
balcon. Son auto ne pouvait démarrer, au travers d’une foule dense qui lui
jetait des fleurs et manquait chaque fois mettre s0n veston en pièces, que
grâce à des gaillards sportifs dont les poussées cordiales étaient vigoureuses
comme des coups de poing.
    – Benito, Ollé ! Ollé !
    Des houles de cris roulaient derrière la machine rouge où
souriait de toutes ses dents, sous le large feutre gris, un profil aigu et
basané au nez en bec d’épervier, de guerrier peau-rouge portant bien le
faux-col. Un dimanche précieux fut perdu car Benito devait foudroyer ce jour-là
son taureau. L’estocade de cet ancien bouvier andalou semblait parer le coup
suspendu sur la monarchie. Tout fut oublié, il n’y eut plus que le matador. « Il
tue comme les anges », écrivaient les journaux.
    – Allons voir Benito ! criait Eusebio, nous nous
battrons mieux après !
    Quand Benito entra dans l’arène, un murmure serpenta
lourdement sur les gradins. Dix mille paires d’yeux se rivèrent sur cet athlète
en bas de soie et justaucorps marron brodé d’or, carré d’épaules, étroit des
hanches, qui saluait de l’épée l’autre ville : le capitan général, un gros
vieux décoré, le gouverneur (favoris blancs, bedaine noire), les notables dans
leur loge tapissée de velours grenat, les dames accoudées sur des tapis flottants
couverts d’arabesques pareilles de loin à des fleurs fantastiques, mantilles de
dentelles noires sur les hautes coiffures, ivoire des visages et des bras nus, jeux
d’éventails. Des bravos et des applaudissements grêles nous parvinrent de la
cité ennemie qui occupait, aux arènes, le côté de l’ombre. Benito salua ensuite,
plus discrètement, d’une légère inclination de la tête et de l’épée, le peuple,
ces milliers de têtes ardentes sur lesquelles le soleil tapait dur. « Ollé !
Ollé ! Ollé ! » Benito affronta d’un sourire étoilé cette
clameur d’ouragan.
    Le taureau fonçait d’un lourd galop sonore (mais assourdi
comme le battement d’un cœur formidable) vers cet homme flamboyant, admiré d’une
multitude, sur lequel se concentraient dans le silence soudain, l’environnant d’une
sorte de champ magnétique, la lumière vivante des regards et la passion mal
maîtrisée de dix mille hommes. C’était une bête de race au mufle si puissant qu’elle
paraissait courte sur pattes. Des banderilles vertes, oranges et jaunes, plantées
dans son collier se couchaient sur son dos et ses flancs striés là de minces
filets rouges. Éblouie et furieuse, soûle de bruit, de soleil, de couleurs, de
sang chaud, la bête se battait seule, depuis dix minutes éternelles, contre des
spectres étincelants ; chaque fois qu’elle croyait saisir enfin d’un coup
de corne l’agile fantôme poursuivi, sa massive fureur trompée se perdait dans
les plis, aux froissements railleurs, d’une cape fuyante. Des couleurs intenses,
telles qu’il n’y en a ni dans les sierras ni dans les plaines de l’Andalousie, ni
dans le sang même, le violet, cette flamme presque noire, le rouge plus rouge
que le sang, l’azur aveuglant, l’émeraude liquide et dur à la fois se
déployaient, fulguraient – et l’homme, le spectre doré, reparaissait plus loin,
insaisissable. La bête reprenait de l’élan, la bave aux naseaux, l’échine
fumante ; dans son œil vitrifié, injecté de sang, une lueur

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