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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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vieil imbécile, je lui fous mon pied au cul !
    Des rires jaillissent, il n’est pas jusqu’au voisin bien mis,
cinquante ans, un homme estimable pourtant, de sens rassis, qui ne rie, lui
aussi. Le vieux monsieur éberlué se recroqueville, sans même ressentir l’affront
tant ces choses sont surprenantes, et se détache du groupe en gesticulant tout
seul. On voit alors qu’il porte un veston de très vieille coupe luisant au col,
un feutre gris déteint et qu’il marche comme en sautillant appuyé sur une canne
à pommeau en argent ciselé.
    – Vieil insecte ! tête de moineau ! lui crie
un gamin sans logique.
    Quelqu’un est entré dans l’attroupement et d’une main calme
a déchiré le placard. Altercation. Le tumulte d’abord imprécis semble se concentrer
autour d’un point idéal entre deux ou trois formes humaines tour à tour
séparées et rapprochées par des mots et des gestes pareils à des projectiles. Un
grand jeune homme vêtu avec recherche se dégage en haussant les épaules du
groupe qui l’entoure. Son silence est souligné d’une moue de dédain. Il s’arrête
au bord du trottoir, tournant le dos à ceux qui l’interpellent. Il faut être
calme, calme, à tout prix. Cette abominable populace ne mérite ni un mot ni un
heurt. Rien qu’un mépris absolu, bannissant même la colère, et la fermeté de l’acier
comme le glaive de saint Georges terrassant le dragon. – Du fond de sa mémoire,
à travers dix années, cette image remonte comme du fond de la mer une étonnante
anémone : le blond saint Georges au regard de candeur victorieux de la
bête hideuse et redoutable. « La force du saint est dans sa foi, mon
enfant, disait en ce temps-là le P. Xavier (cette mèche de cheveux blancs sur
la tempe, cette voix d’outre-monde, basse – un souffle – et pénétrante…), non
dans l’armure, la lance et le glaive qui ne sont rien sans la foi. » Le
tremblement des lèvres s’est calmé. Quelle netteté dans l’âme ! Force et
foi. Lumière. Un sourire va naître dans les yeux.
    –  Soli ! Solidaridad
Obrera  ! crie une grêle voix d’apprenti.
    Le jeune homme prend le numéro qu’on lui tend et sans le
déplier, tranquillement, le déchire en quatre. Ces morceaux blancs tombent à
ses pieds dans la rigole. « Jolie fille », voudrait-il penser avec
désinvolture en voyant une fille fardée, regard direct, hanches balancées, traverser
la rue à sa rencontre. Ces créatures, il les regarde volontiers tout en évitant
leur contact mystérieusement impur et secrètement tentant. Il va détourner ses
yeux, quand, bien plantée devant lui, comme si elle lui disait, insistante :
« Viens-tu ? » la fille lui assène deux promptes gifles
répercutées en éclats de rire, et passe. À vingt pas, deux agents de police
décoratifs tournent le dos à l’incident ; on voit remuer doucement leurs
gros doigts gantés de blancs. Le giflé, qui sent des larmes d’enfant outragé
dissoudre son mépris téméraire de « cette populace », éteindre sa
frêle lumière intérieure, voit venir obliquement un costaud dépenaillé
balançant des poings d’assommeur. La rue ricane, pivote sur son axe, s’effondre.
Le ciel, abolissant toutes choses, déploie d’un seul coup son immense fraîcheur
blanche. Goût salé du sang dans la bouche. Néant.
    Le cireur de chaussures installé au coin de la calle [8] Mercader regarde
de son œil unique passer les patrouilles ; et les brosses vont et viennent
dans ses mains agiles, faisant luire un gros cuir anglais. Sanche el Tuerto, – le
Borgne – ne voit de coutume les hommes qu’au-dessous du genou. Il classe les
pieds du premier coup d’œil ; il lui arrive de pressentir à quinze pas les
chaussures de bonne coupe qui s’arrêteront devant lui, tandis qu’une voix
sonore tombant de haut dira : « Dépêchez-vous, mon garçon ! »
Certaines chaussures sans forme définie, traquées par un destin morne, ne s’arrêtent
jamais ; d’autres, offensantes à cirer, craquelées, avachies, résistent
pourtant, demandant encore à luire, « Comme si t’avais le sou, eh ! faiseur
d’embarras ! J’parierais bien qu’t’as pas bouffé c’midi, avec ta jolie
cravate, señor sans chemise-au-derrière. » Le Borgne n’aime pas les
clients pauvres ; il leur réserve même un mauvais cirage qui mord le cuir.
Pour un peu il leur dirait : « Quand on verra tes doigts de pieds, tu
n’fras plus tant d’épate ; au lieu

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