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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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s’évanouit derrière un coin de rue où dansaient des
enseignes dorées : Cervecería (brasserie), López hijos . La minute se casse en deux blocs étrangement
juxtaposés. Un de silence – ici, dans le vide soudain – l’autre de clameurs et
de chocs, là-bas, derrière les volets clos de la Cervecería .
    La guardia civil barrant le
boulevard nous refoulait lentement. Nous étions bien cinq ou six fois plus
nombreux que cette double rangée de mannequins espacés marchant sur nous, le
fusil croisé, avec leurs têtes raides en bois de citronnier, coiffées du grand
tricorne noir. À chaque pas qu’ils faisaient vers nous la peur les soulevait, ouvrant
devant eux un vide attirant. Il demeurait entre eux et nous un espace mouvant d’une
dizaine de mètres où quelqu’un d’exaspéré, d’affolé, de maladroit s’attardait
toujours en gestes saugrenus.
    Un jeune homme se planta là, campé comme une statue, un
paquet enveloppé d’un journal au poing. Les deux lignes, la leur, la nôtre, oscillèrent
sur place ; puis le vide s’élargit autour de l’apparu. Il criait :
    – Tas de lâches ! Chiens du roi !
    La peur abaissait les fusils vers sa poitrine, il levait à
bout de bras une chose ronde roulée dans une feuille illustrée de l’A.B.C. Nous
envahîmes à temps l’espace redoutable qui se creusait, tremplin pour le premier
bond de la mort, et nous l’entraînâmes. Son cœur battait à si grands coups qu’on
en percevait le rythme assourdi en lui tenant les bras. La colère durcissait
ses muscles.
    Pris de biais par une charge de cavalerie précédée d’un
vent de panique qui roulait devant lui une poussière de fuyards, notre groupe
se disloqua instantanément, comme s’accomplissent les événements inattendus. Nous
fûmes une poignée, hommes, femmes, un enfant, une grosse mère bouleversée, refoulés
dans l’escalier blanc et bleu d’un petit hôtel. Un fusil sous un tricorne noir
nous ferma la rue. Souricière. Les mains du guardia tremblaient, peur ou fureur. Ses prunelles, billes d’ébène, roulaient sur nous,
cherchant ; et un troisième point noir les accompagnait, plus fixe, vide
mais d’une obscurité prodigieusement intense ; l’orifice de la carabine. Qui
tuer, Vierge de Ségovie ? Il choisissait.
    Premier mouvement : rentrer la tête dans les épaules, rentrer
les épaules, s’amincir, s’aplatir, se terrer derrière ceux qui sont devant – tes
camarades, tes frères, – se faire d’eux un bouclier, car j’ai le bon coin, je
suis tout au fond, l’un des derniers…
    Second mouvement : Ah, mais non, mais non, sale bête, veux-tu
te tenir ! – Redresser la tête, le torse, se dresser lentement tout debout
au-dessus des échines voûtées, tandis que l’effroi se mue en défi, et crier des
yeux à cette brute : Tire donc, eh tire donc, assassin ! et vive la
révolution !
    La détonation creva le silence ainsi qu’un coup de vent
déchire une toile en mer, et nous jeta dehors, sur ce mannequin meurtrier, animés
d’une nouvelle fureur panique. Des fuites et des résistances éperdues se
croisaient en tous sens dans la rue. Des copains renversaient un kiosque d’affiches.
Une charrette brûlait plus loin sous une colonne de fumée noire. Une voix de
femme éplorée criait : « Angel, Angel. » Un guardia désarçonné courait en boitant après son cheval. La ligne régulière des
mannequins à tricornes reparut, inexorable.
    … Nous débouchâmes, brusquement, Plaza Real comme dans une
oasis de silence et de paix. Les arcades grises encadrant la place recelaient
un demi-jour apaisé. Ombre chaude des lourds palmiers chevelus, bancs chers aux
amoureux le soir, aux vagabonds la nuit. Des gitanes accroupies attendaient
dans ce refuge que passât notre orage. Joaquin nous retint sur place d’un geste
impérieux qui nous fit tous sourire car nous nous aperçûmes à cet instant qu’il
n’avait plus qu’une manche à son veston ; et sortant de l’émeute nous
vîmes deux têtes rapprochées dans l’ombre d’un pilier : de l’homme la
nuque et les épaules ; de la femme le visage aux yeux clos, renversé, rayonnant
de bonheur, qu’il couvrait de baisers… Nous retînmes nos pas, nous retînmes nos
voix. Nos pas laissaient derrière nous sur les dalles des traces rouges.
    La permanence la plus proche du Comité se tenait dans un
petit café, près de la cathédrale. Des vieilles femmes descendaient du parvis ;
on sentait le calme

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