Naissance de notre force
d’te faire cirer tes godasses, tu les
cireras aux autres comme moi, tiens. Est-ce que j’fais d’l’épate, moi ? »
Il respecte les espadrilles, les doubles semelles à la mode et les pieds nus, couverts
d’une bonne couche de crasse durcie qui protège aussi bien que du chevreau. Ayant
achevé de cirer des souliers jaunes sans voir l’homme, sans doute un marin car
la chaussure est étrangère, soignée, neuve, mais pas fraîche, ses brosses
rangées, le Borgne prend Soli. Il lit rarement, recomposant avec peine
les mots d’abords décomposés en syllabes. (« J’lisais mieux quand j’avais
les deux yeux. ») Comprend-il, cette fois, ce qu’il lit ? Une sorte
de sourire lui tord la bouche. Il ne saurait ni redire ce qu’il lit ni l’expliquer,
mais un grand contentement se répand dans ses moelles.
Un riche soulier français s’est posé devant lui, sur l’escabeau.
– Hé ! fait le client, tapotant nerveusement du
pied.
Le Borgne s’interrompt d’épeler une longue phrase au sens
lointain (« égalité des droits des travailleurs étrangers »… ; il
est de Murcie, mais qu’est-ce, au juste, que les « droits » ?), aperçoit
un bord de chaussette de soie bleue, un soulier très cher et grogne sans lever
la tête :
– Pas le temps.
Le client croirait avoir mal entendu si ce n’était ni net. Il
s’en va comprenant que quelque chose se passe dans le monde. Ce « pas le
temps » du Borgne le trouble et l’éclaire infiniment plus que les deux
événements de cette nuit, clamés par les journaux : torpillage d’un vapeur
brésilien coulé corps et biens par un U-boot allemand au large des Açores et
bombardement de Londres par les Zeppelins : soixante victimes.
Le Borgne a lu, brouillant les lignes, reprenant jusqu’à
trois fois les mêmes, sautant certaines autres ; ces mots magiques
chevauchant dans sa cervelle y apportent une étrange chaleur, – comme un coup
de vin ou de soleil ; la joie, la force ne faisant qu’un se répandent dans
ses membres. Ah, Madre de Dios ! Le Borgne, levé, voit
les gens, découvre la rue entière, la ville, des tricornes noirs voguant
au-dessus du moutonnement des têtes. Deux fillettes enlacées passent, se
parlant très vite : tresses noires tombant jusqu’à la taille, jolies
jambes adorables.
Maintenant le Borgne placarde avec soin Soli. Cette
affiche improvisée en recouvre une autre, grise celle-là, délavée par les
pluies, où l’on peut encore lire en gros caractères officiels. : Suspension
des garanties constitutionnelles. Nous, par la grâce de Dieu… » – La
ligne suivante clame : « Travailleurs ! » Mais quel vide s’est
fait autour de Sanche ? Personne à droite, personne à gauche. Plus loin
les deux fillettes se sont retournées, toutes blanches. Des naseaux de cheval
lui soufflent sur la nuque une chaude humidité. Il voit soudainement graviter
autour de lui des pèlerines noires, de hauts tricornes, une face olivâtre, barbue
et grimaçante, un sabre nu. Il se sent terriblement seul, étranglé par une
colère folle, comme cette fois lointaine où, valet de ferme à seize ans, son
maître le chassa éborgné, pour un vol qu’il n’avait pas commis : il avait
fallu lui crever un œil pour qu’il s’inclinât devant l’iniquité ; comme
cette autre fois où sa femme partit avec un gendarme. Le sabre racle sur le mur
les mots magiques. La rue ricane, pivote sur son axe, s’effondre, renversée en
tous sens par des cavaliers géants qui font sur leurs montures cabrées des
gestes frénétiques. Des étincelles jaillissent sous les sabots des chevaux.
Et le ciel, abolissant toutes choses, déploie d’un seul coup
son immense fraîcheur blanche. Goût salé du sang dans la bouche. Néant.
11. Reflux.
Le 19. Aujourd’hui, 4 heures. Un calme surprenant
domine les tumultes. L’émeute nonchalante s’affaisse doucement dans les ruelles.
Qu’est-ce donc ? Des bagarres se nouent et se dénouent comme des nœuds
humains aux points d’intersection des lignes de la troupe et des flots de la
foule. Rencontré Eusebio, calme et tendu, dans un groupe véhément. Les yeux
écarquillés, les mains dans les poches, paraissant immobile au milieu d’une
sorte de ronde insensée. Eusebio est parti d’un rire guttural. « C’est
fini, fini, ha ! ha ! » Des hommes courant nous ont séparés. Ils
emportaient quelqu’un : on eût dit quelque chose. Une charge de cavalerie
passa en trombe et
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