Naissance de notre force
balle
ou bombe, énorme enjambée soudaine de la mort par-dessus les têtes épouvantées
vers ces cavaliers roides allant à leur destin. – Le leur, le nôtre ! Nos
patrouilles autrement mobiles s’ouvraient les rues du pas souple d’une dizaine
d’ouvriers résolus, entraient dans la foule du boulevard sans y disparaître, casquettes,
salopettes, brownings, visages heurtés, regards couvant l’incendie. – Les voila !
Des silences lourds repliaient l’équipe sur elle-même : il fallait
transformer en soi la menace subie en menace portée.
– On est quand même de la race des vaincus de l’ordre, n’est-ce
pas, Joaquin ? Nous avons peine à croire que nous sommes les plus forts.
– Tais-toi. Racaille, racaille ! Quelle envie de
leur tirer dessus ! Tu sais, ces corbeaux-là sont des lâches, tu les
verrais détaler…
Maigre, tout en lignes cassantes, Joaquin le tisseur (vingt-sept
ans, tuberculeux, six mois de prison administrative, deux enfants, trois
pesetas par jour) a la bouche tordue par une expression haineuse ; les
méplats de ses pommettes s’accentuent ; la cicatrice qu’il porte à la base
du nez rougit. Montée du sang au visage. L’autre patrouille nous aperçoit. Qu’est-ce
que le temps ? Il y a un instant, une fraction immesurable de la durée, pendant
laquelle, ici et là, les cœurs ont battu un peu plus vite, des actes multiples
se sont esquissés, coordonnés, ébauchés, désagrégés dans ces têtes, tenues
droites les unes par l’obéissance, cette barre de fer sur le cerveau, redressées
les autres par la révolte, cette flamme. Ordre du gouverneur affiché ce matin : Les groupes suspects seront fouillés sur place et les personnes trouvées en
possession d’armes mises en état d’arrestation.
– Essayez donc ! Allez-y !
Les passants sentent, bizarre malaise, se croiser au-dessus
de leurs têtes des regards de défi. Les deux patrouilles se frôlent. Un
sous-officier basané, tricorne penché sur le front, ouvre la marche. Son cheval
marche avec élégance comme à la parade, dans un beau bruit de fers sur le pavé.
– Sais-tu l’ordre du gouverneur, eh, eunuque ? gronde
Joaquin entre ses dents. Viens y voir !
Ordre du Comité : ne se laisser désarmer en aucun cas. Hier,
des copains se sont laissé faire par la police qui, débonnaire, leur tâtait les
poches aux carrefours, trouvait tout de suite l’arme et disait doucement à l’homme
humilié : « Fous le camp ! » Ils passent. Ils ont peur !
Peur ! D’un seul jet le sang monte du cœur au front, déployant
instantanément entre les tempes de joyeuses bannières écarlates ; des
sourires fiers tremblent sur les lèvres, – « Tu les as vus, ces lâches ?
Ils sont verts. » Ils s’éloignent comme de grands soldats de bois, épouvantails
inutiles. C’est donc vrai, vrai que nous sommes la force. La joie rutile.
Ce matin la police est venue saisir à l’imprimerie l’organe
du Comité, Solidaridad Obrera (la Solidarité ouvrière). Des agents courtois ont emporté cent cinquante numéros oubliés à leur
intention par une sorte de politesse. On distribue maintenant la feuille
interdite dans les rues. Les usines l’ont reçue dès midi. Les patrouilles
reconnaissent entre les mains ces feuilles blanches portant l’appel. La guardia civil indifférente caracole doucement sous les
arbres. Des équipes de copains placardent la feuille. Attroupements. Travailleurs ! – Programme du Comité Ouvrier. Nous exigeons : l°-2°-3°…
Un vieux monsieur lit ces choses avec effarement, les relit
sans saisir, dévisage ses voisins d’un œil inquiet. Organe de la
Confédération nationale du Travail. – « La république et la sauvegarde
des droits du travailleur… » Ces mots sont baroques. Le roi ? le
señor gouverneur ? Ce vieux monsieur a la sensation d’une sorte de
tremblement de terre. Rêve-t-il ? La rue est comme toujours. Poliment, il
demande à son voisin de gauche, respectable et bien mis :
– Que se passe-t-il, monsieur ? Ayez la bonté de
me l’expliquer car…
Car sa voix tremble. Sa politesse surannée exhume trente ans
d’existence confite dans une vieille gentilhommière ruinée, en province. Le
voisin bien mis répond posément :
– L’Assemblée des Parlementaires, demain, vous
comprenez.
Non, il ne comprend pas.
– Mille grâces, señor. Mais cher señor, et le roi, le
roi ?
Une voix formidable éclate à cet instant.
– Le roi,
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