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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Quand le
silence leur pèse trop Concepcion parle de la fabrique.
    – Mère, on dit qu’on va renvoyer des trieuses.
    La mère ne répond pas ; elle a des yeux gris, sans
sourcils, un visage osseux d’une pâleur d’albâtre qui semble d’une morte sans
même qu’elle ferme les yeux. Au cimetière, il y a une tombe fraîche, sans croix,
où l’on a planté des fleurs. Les rubans rouges des couronnes métalliques se
décolorent dans l’herbe. La mère eût voulu une croix, mais Concepcion a si
fermement dit non de ses lèvres tremblantes (car elle aurait préféré une croix,
elle aussi, mais Angel s’était exclamé un jour, en riant : « C’est
tellement idiot, les croix, les monuments dans les cimetières… »). La mère
prie, devant cette tombe où manque même la consolation d’un symbole ; mais
il y a si longtemps qu’elle a oublié les mots des prières qu’à tenter de les
retrouver dans le puits noir de sa mémoire, elle se fatigue et s’oublie… –
« Angel ! » murmure Concepcion. Elle lui parlerait comme à un
vivant, si elle osait. Elle souffre encore de l’avoir contrarié l’autre
dimanche quand il voulait qu’elle mît son châle aux grandes fleurs rouges.
« Est-ce possible, Señor ! Est-ce possible ? » – Teresita
dispose les fleurs sur la tombe et murmure tout bas, intéressée par le
va-et-vient des fourmis assidues à leurs travaux d’une tombe à l’autre :
    – C’est pour toi, grand frère. Nous ne t’oublions pas, Angel.
L’oncle Tio est venu hier soir à la maison, la chatte rousse a eu quatre petits,
j’en garderai un, pour toi et moi…
    Et Teresita, inclinée sur la tombe du grand frère, sourit à
la chatte rousse qui allaite à la maison ses petits.
    J’ai repris le composteur à l’imprimerie Gaubert y Pia. Nous
composons le tableau des courses et des ouvrages de piété. Les chutes
métalliques des presses finissent par faire dans l’oreille un ronron monotone. Le
patron bossu nous regarde du haut de sa cabine vitrée. Porfirio, mon voisin, est
un sorcier : les caractères noirs aux longues facettes d’argent sautent d’eux-mêmes
dans ses doigts qui les alignent inlassablement. Les heures de l’après-midi se
traînent interminablement. C’est ainsi dans tous les ateliers, dans toutes les
usines de la ville. Les trois cent mille hommes que nous étions hier, répandus
par la ville en coulées de laves, prêts à tout avec tant de sang dans les
veines, sont rentrés dans les ateliers, les chantiers, les usines. Les machines
tournent, virent, grincent, scient, broient, pilent ; les outils mordent
le métal entre des mains noires. Nous sortons le soir, trois cent mille à la
même heure, crâne, ventre et muscles vides. Il ne s’est rien passé. La ville
nous nargue avec ses lumières, les diamants de ses bijouteries, les violons de
ses cafés, les toilettes de ses boulevards, les lamentations de ses mendiants, les
sourires imprimés de ses danseuses, les odeurs d’huile de ses taudis, le
sommeil de ses vagabonds sur le trottoir des ruelles…
    Etchegoyen, des charpentiers, a passé la frontière avec la
caisse du syndicat, neuf cents pesetas. Salaud, va.
    Gilles, mon vieux frère de chaîne, m’écrit d’un détachement
d’exclus trimant quelque part dans le Massif Central qu’il passe des journées abrutissantes
à déterrer des obus, après des exercices de tir. « Tu es heureux de n’être
point comme chacun de nous, un tout petit rouage dans l’immense usine de
munitions… » Gilles, mon vieux, il ne faut jamais déduire de son infortune
le bonheur des autres. – Les communiqués mentent et se démentent tous les jours.
Les journaux alignent les uns après les autres ceux des alliés, ceux des
centraux. Impossible de retrouver les mêmes faits, dans ce dédale de formules
truquées… Où êtes-vous là-dedans, guetteurs, guetteurs terrés dans la terre
abominable qui pue le cadavre et l’excrément ? Bombardement d’Amiens, secteur
calme des Vosges. La vie reprend comme hier. Les yeux de singe intelligent de
Porfirio sont plus tristes que de coutume. Deux fois par semaine, il manque l’atelier
l’après-midi, pour aller porter à l’hôpital San Luis des oranges à sa fillette
qui relève du typhus. Il ne doit pas manger tous les jours. Il fait semblant de
me consulter sur le texte en romain corps 8 serré dans son composteur (« …
l’enfance bienheureuse de sainte Thérèse… ») :
    – Ça va mal aussi,

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