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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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sentant
inexorablement qu’il n’y a plus à reculer, que tous les ponts sont coupés
derrière eux. C’est une avalanche humaine qui roule.
    Miro et Jurien fument. Tibio pince doucement sa mandoline, laissant
tomber dans la nuit des accords qui descendent en planant et vont se perdre, disques
ambrés, dans les terrains vagues.
    – Notre affaire à nous, c’est de donner le coup d’épaule
à la première grosse pierre qui entraînera peut-être l’avalanche.
    Autres voix, dans la demeure :
    – Six pesetas : l’épicier ; deux, le
boulanger ; trois, la machine à coudre, onze…
    L’aboiement d’un chien, le claquement d’une porte couvrant
ce compte et :
    – … ce qu’elle l’aimait tout de même, ce qu’elle l’aimait !
Sais-tu ce qu’elle a fait ?…
    Nous ne le saurons pas.
    Une petite femme brune, agacée par nos vains propos, s’est
accoudée au garde-feu et regarde ce bel horizon de nuit, qui est celui de sa
misère, sans presque le voir. Je connais sa voix rêche, son regard fatigué qu’un
reproche indistinct assombrit, son teint couperosé. Elle est à l’âge où la
femme bien habillée reste désirable, tandis que l’autre se sent déjà finie. Je
sais qu’elle pense : « Comme s’ils ne feraient pas mieux de tâcher de
gagner un peu plus d’argent. »
    – Ça va, disait-elle, tout à l’heure. Nous retombons
tous les mois sur nos pattes puis dans la mouise, comme des chats qu’un sale
gosse jetterait régulièrement par la fenêtre. C’est déjà bien d’croûter à peu près
tous les jours.
    Son mari a voulu être peintre : il est peintre d’enseignes.
Ils ne s’aiment plus depuis longtemps. Et pourquoi s’aimeraient-ils, ternes
comme des monnaies usées où l’effigie d’une république idéale n’a plus d’yeux ?
L’existence, – ce n’est certes pas la vie – est trop dure.
    Dario croit que le mouvement reprendra sous peu avec de
grandes chances de succès. Il parle des salaires, de la fédération patronale, des
juntes de l’artillerie qui viennent d’adresser une sommation insolente au gouverneur ;
les faits et les forces semblent s’ordonner entre ses mains comme les pièces d’un
échiquier. – J’ai répondu que la force ouvrière n’a pas encore nettement
conscience d’elle-même. Qu’il n’y a pas d’organisation : un chiffre
dérisoire de syndiqués, des groupes amorphes. Pas de clarté dans les idées, pas
de corps de doctrine…
    – Oh, les doctrines ! fait Dario avec un geste
évasif des deux mains ouvertes, – moins il y en a et mieux ça vaut. Spécialité
d’intellectuels. Il sera toujours temps de faire des théories après.
    – Je veux dire pas de lucidité. Des idées fumeuses dont
quelques-unes ne sont bonnes qu’à nous fourvoyer. Pas de précédents, l’habitude
d’être vaincus. Nous n’avons encore jamais vaincu. Toutes les communes ont été
étranglées. Nous sommes sur le point de découvrir quelque grande vérité, de
trouver une clef, d’apprendre à vaincre. Mais la vieille défaite est encore en
nous.
    Il vient un moment où Dario, buté, ne veut plus rien
entendre. Il met son masque de lassitude et répète.
    – C’est bien possible. Mais si la fédération patronale
refuse les 15 % – et elle les refusera – la grève sera générale ; si
la grève est générale, la troupe ne marchera pas. Si la troupe ne marche pas, nous
sommes les maîtres de la situation.
    Il secoue l’invisible fardeau qui pèse sans cesse sur ses
épaules, et jovial :
    – … et nous nous réveillerons, un matin, ayant trouvé la
clef, comme tu dis, mais sans la chercher. Tandis que si nous perdons notre
temps à la chercher…
    Tibio dit, cependant que des accords brefs, disques d’ambre,
s’échappent de ses doigts :
    – Les bonnes terres ont été engraissées par la vie et
la mort d’organismes innombrables. Il faut fumer les champs pour en tirer de
bonnes récoltes. Nous servirons toujours à quelque chose.
    Je cherche l’argument atténué et je me tais au moment où
je sais que Dario n’aura rien à me répondre. Il est l’homme de cette heure, de
ce pays, de ce prolétariat qu’il doit conduire vers ces lumières incertaines :
l’avenir. On l’appelle, parfois, « camarade ministrable », et cela le
fait sourire avec une lueur malicieuse dans les yeux qui semblent dire :
« Eh ! pourquoi pas ? » et un mouvement d’épaules mécontent ;
il est plus près, au fond, des casemates

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