Naissance de notre force
se répète des deux côtés de l’entrée l’élan de Juana la Cubaine, plus
svelte et plus ardente sur ces placards que dans la vie de créole à 30 pesetas
le cachet, châle blanc semé de fleurs d’or, gestes lancés dans un mouvement de
flamme, longs yeux obliques qui semblent, au fond de leurs ténèbres, rire à des
couteaux.
Les pauvres diables qui n’ont pas de quoi payer une limonade
dans la salle, la dévorent des yeux. Il y en a toujours trois ou quatre sur ce
trottoir, en quête d’une aubaine improbable.
La salle est pauvre, presque nue, cruellement éclairée par
de grosses lampes à arc. On s’accoude aux tables de marbre blanc. Bois. Regarde.
Ne pense à rien. Ta journée est finie. Il n’est pas encore temps de te coucher
sur ton lit de sangle, dans ton réduit à quatre pesetas la semaine, où tu
entends tousser le voisin et s’étreindre, après de sourdes disputes à voix
basse, un couple haletant, derrière l’autre cloison. Voici le fruit de ton
labeur, l’heure éclatante de ta journée. Repais tes yeux de formes, de couleurs,
de rythmes, de délire, de sourire, de tout ce qui t’est refusé de la vie. Cinquante
femmes vont mimer pour toi, du crépuscule à l’aube, toute la joie qu’elles
savent. Plusieurs te parleront sans te voir, faisant courir dans tes veines des
paillettes d’or prises à leurs tailles ; leurs castagnettes et leurs
talons retentiront longuement dans tes reins ; tu boiras avidement dès qu’elles
seront rentrées dans la coulisse, et, cette nuit, longtemps avant que ne t’emporte
le profond sommeil noir de l’être harassé, tu verras flotter devant toi leur
sourire blanc et rouge des lèvres, noir et feu des yeux.
Lucecita, maigre fille gainée de noir, un nœud pourpre à la
hanche, a glissé devant nos yeux, y laissant comme un souvenir de désespoir, l’image
d’un masque cendré à la bouche trop peinte, au menton pointu ; et des yeux
horizontaux faits de deux brillantes gouttes de pluie dans un trait d’ombre
sous un trait noir.
El Chorro marque de ses doigts velus sur la table le rythme
de la danse. José préoccupé suit son idée. – Il faut secouer la torpeur de
cette ville, en y déployant tout à coup une terrible audace. Quelques hommes
suffiraient, lui d’abord, lui qui n’a peur de rien, lui qui ne peut plus
attendre, lui, consumé d’un désir d’exploit et de sacrifice. Il vit dans l’admiration
du typographe Angiollilo, doux et obstiné ainsi qu’un missionnaire, qui suivit
patiemment, il y a vingt ans, de ville en ville, Canovas del Castillo pour le
frapper un jour – bourreau de Montjuich et de Cuba ! – au nom de l’anarchie
future où la vie humaine sera sacrée. Il ne veut pas se mettre en ménage car « c’est
l’enlisement ! non, merci ! Le vrai révolutionnaire ne doit avoir ni
femme, ni gosses. Surtout, faut pas s’imaginer qu’on peut vivre ; – ou l’on n’est plus bon qu’à porter le collier ». Je l’ai trouvé tout à
l’heure relisant le procès d’Émile Henry [10] .
Une légende veut qu’Henry ait défailli au dernier moment, à trois mètres de l’échafaud.
« Ce n’est pas possible, maugréait José. C’est une saloperie de
journaliste. » Il se refusait à comprendre que cette crise suprême pût
souligner l’intrépidité du condamné, fruit d’une pénible victoire remportée sur
soi-même. « Je te dis qu’il était d’une pièce ! »
– Benito tue dimanche, murmure José.
– Eh bien ?
– Le gouverneur sera certainement dans sa loge.
À la table voisine, les chauffeurs d’un cargo argentin, crépus,
les fronts bas, rient aux éclats parce que deux femmes, la blonde Asuncion, la
brune Pépita, ceinturées d’écharpes safran, miment avec des sourires convulsifs
la danse des seins. Les fruits de leur chair, avivés de points de corail, – l’une
blanche, l’autre mate, l’une fraîche, l’autre aride comme le désert – frémissent
emportés par la houle intérieure qui les secoue sur place des talons à la nuque.
Les guitares grincent. La chaleur montée des bas ventres aux cerveaux colore
les faces des hommes, embue les regards. Il n’est que José qui soit d’un calme
glacial. À peine s’il desserre les dents :
– Regardez bien ces hommes, cette salle ! Est-ce
que vous ne voyez pas qu’il faut les secouer, d’un grand coup de fouet, les
tirer d’ici, les tirer d’eux-mêmes ?
Je vois que tu es seul, José, avec ta vaillance
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