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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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exaltée qui
te grise comme un vin trop fort, seul, prêt à tout, absurde comme les héros qui
viennent avant l’heure. Perdu. L’autre ville est la plus forte.
    … Sortant de là, vers minuit, José avise à la limite de l’ombre
un pauvre hère à tête de poisson mort, sur le point de s’évanouir dans la nuit.
José lui prend le bras.
    – Viens, mon vieux. Je t’offre à souper. Ris pas. Je ne
suis pas ivre. Je suis un homme. Tu n’as pas l’air de t’en douter.

14. Messages.
    La plupart des Français, parmi nous, partagent l’avis de
Zilz. Le troupeau humain ne vaut pas qu’on se batte pour lui ; les
révolutions ne changeront rien à la destinée de l’homme. Débrouillons-nous. Naufragés
promis au bagne ou à la mort des tranchées, ils se font cette philosophie d’évadés,
proche de celle de certains profiteurs de l’ordre. Nous parlions tout à l’heure
de la révolution russe. Zilz assénait tour à tour à chacun sa question
triomphante :
    – T’aimes le café au lait ?
    … Passé ensuite au consulat de Russie. Un employé blond au
poil rare m’a fait signer des papiers. Je n’ai réellement vu de lui qu’une
manchette, des doigts boudinés, bien roses, portant une bague écussonnée, les
cheveux luisants collés sur le crâne avec un soin si parfait, une brillantine
si parfumée que l’envie venait de les ébouriffer d’un tour de main. Il m’a glissé
d’une voix fluette que « nos ministres mêmes, aujourd’hui, ne savent pas l’orthographe ».
Tel est l’un des aspects d’une révolution sous ces cheveux bien peignés.
    L’Arriviste m’a reçu au milieu d’un modern-style blanc et or.
Il semblait contempler par instants, avec amour, ses ongles soignés ; le
mouchoir blanc de sa pochette moussait comme une crème ; les inflexions
même de sa voix étaient pleines de nuances et de prévenance ; mais ses
yeux de beau garçon accoutumé à plaire ne disaient rien, étrangement rien. Quelle
pouvait bien être leur couleur ? La prunelle est ainsi indiquée, dans
certains visages de statues grecques, par un trou peu profond ; une ombre,
aussi légère soit-elle, y souligne l’absence de regard, cette profondeur
abstraite. J’ai su, dès la première seconde, qu’il plaît aux femmes, c’est-à-dire
aux dames, publie des plaquettes de vers libres à couvertures de parchemin, s’applique
à lire Bergson et professe à la fois un nationalisme énergique (« Il nous
faut un Barrés catalan », ce mot de lui fera fortune) et le républicanisme
éloquent de « notre grand Pi y Margal… » J’ai cru le voir tel qu’il
sera dans trente ans, destinée certaine : épaissi, le teint blanc, les
paupières alourdies, décoré, quel que soit le régime – car il faudra bien que les
Républiques du Travail elles-mêmes inventent des décorations pour ces précieux
serviteurs-là ! – à dix ans d’une mort paisible qui l’emportera tout
entier, tout d’un coup, comme un journal dont le titre carbonisé semble un cri
rouge oublié sans avoir été entendu, happé par les flammes, dans la cheminée. Ses
sympathies vont naturellement à la grande cause de l’Entente. Naturellement
parce que le contraire serait tout aussi naturel. Comment ne serais-je pas de
son avis avec la feuille de route 662-491 serrée dans mon portefeuille ! Déjà
ce Bon pour une mort comme les autres m’environne de mensonge et m’imprime
sur la face un sourire hypocrite. L’Arriviste m’a demandé pour un journal des
correspondances de Russie :
    – Via Stockholm (Tiens, tu aimes les voyages). Notre
seule règle est : de l’objectivité, du coloris.
    Je sais, je sais : le petit air supérieur de ne point
prendre parti. Une maxime de haute politique, une allusion à la sociologie, le
journalisme moderne étant scientifique, une digression sur l’âme slave, et du
pittoresque, du sentiment, des mots exotiques : moujik, izba, traktir, tchinovnik. Ce métier-là au fond n’est pas pire que l’autre, qui consiste à aligner dix
heures par jour en italiques corps 6 les noms des chevaux du duc de Médina-Cœli.
L’un encrasse les poumons, l’autre oblitère la pensée, tous les deux abêtissent
à la longue. – Bah, l’on peut prendre un pseudonyme.
    Les mendiants m’ont réconcilié l’heure d’après avec le
tragique de la vie. Les mendiants de cette ville sont magnifiques. Leur misère
soufflette l’argent, l’azur, le bonheur d’être un mufle. On les voit se

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