Naissance de notre force
et j’en
ai bien envie par moments. Mais à mon ironie prudente – il ne saisit pas l’ironie,
surtout celle qui parle sans sourire, – il répond par des regards désemparés d’enfant
pris en défaut doutant tout à coup de sa leçon… Et c’est une chose sérieuse que
de détruire sans la remplacer la foi d’un homme. Et puis j’ai ma tâche, mon
chemin à faire : la feuille de route 662.491 m’environne déjà, partout où
je vais, d’une atmosphère délétère.
Nous faisons route ensemble. C’est dans un petit café d’une
ville du Midi, Au rendez-vous des Ferblantiers, que Faustin Bâton a pris
son premier contact vrai avec les hommes en guerre. Nous avions vu entrer là
des soldats mal accoutrés, territoriaux et convalescents, entourant un partant
casqué, chargé de lourdes musettes, dont le profil nous sembla sévère.
– Fin de perme, dis-je.
Le paysage était d’une laide banlieue : des rails, un
mur bas, une bicoque en bois couverte d’affiches déchirées : « emprunt… »
– « victoire ». Nous suivîmes ce groupe dans le débit.
– T’offres une tournée, Moko ? cria quelqu’un à
mon compagnon. (Pourquoi « Moko » ?)
– Bien volontiers, messieurs, dit-il avec un large
sourire sérieux.
Alors on le regarda ; sa voix presque grave avait porté.
– Amenez-vous, nous dit encore quelqu’un, et prenez
place siou-plaît.
Le ton avait baissé. Ils étaient six : le
permissionnaire casqué, au visage non point sévère mais ravagé, tiré, tout en
lignes perpendiculaires, avec une touffe de poils roux au menton ; les
autres très dissemblables mais unis, excepté l’un que je pris pour un
instituteur, par une expression et un parler communs, peuple d’ici, ouvriers
qui voudraient parfois avoir un petit atelier à eux, boutiquiers qui ont été
ouvriers.
– On voyage ? nous demanda poliment le Gros, bonne
balle de cocher. Nous autres, on accompagne Lacoste qui part à 10 h. 30
pour un secteur pépère.
– Nous nous y retrouverons peut-être, fit poliment
Faustin.
– Hein ?
Il se sentait à une minute grande de sa vie. Six vrais
soldats français l’écoutaient. Il leur dit, s’adressant de préférence au
permissionnaire, qu’il arrivait d’Amérique pour se battre. Que ses ancêtres
avaient eu part à la révolution française. Qu’il pardonnait à Napoléon la
captivité et la mort de Toussaint Louverture. Qu’il était prêt à mourir pour la
civilisation, libératrice des noirs, libératrice de tous les hommes. Qu’il
admirait entre tous les soldats héroïques de la Marne et de Verdun. Le
permissionnaire Lacoste semblait le regarder de très loin avec une stupéfaction
morne. Quand Faustin eut fini, le silence nous tomba de tout son poids sur les
épaules. La patronne – de beaux bras nus – s’était approchée de notre table, faisant
vis-à-vis à une Alsacienne souriante qui, du haut d’un chromo, nous tendait un
flacon carré…
– Ben ! dit enfin Lacoste.
Il avait beaucoup bu et une tristesse sans bornes le
chavirait. Il dut comprendre qu’il fallait répondre autre chose aux étranges
yeux noirs pleins d’une sorte d’angoisse qui ardaient en face de lui dans cette
vilaine face de chimpanzé…
– Ben, dit-il, t’as raison puisque c’est comme ça. Tiens,
essaye mon casque, fais voir si cette coiffure-là t’ira aussi bien qu’à moi…
Il mit son casque sur les cheveux crêpelés, défit et serra
la jugulaire. Il ne fut plus lui-même qu’un homme prématurément vieilli, rasé
de la veille et qui n’avait pas dormi de la nuit. (À cause de sa femme qui s’était
mise à pleurer, à l’aube.) – Mais Faustin nous apparut sous un masque étonnant
de vrai guerrier, avec un sourire terrible, des dents carnassières. Cette tête
semblait faite pour le casque.
– Non, s’écriait Lacoste, ça t’va mieux qu’à moi. Tu
peux l’garder, tu sais ! Ah, nom d’un chien, c’que j’changerais volontiers
d’tête avec toi, Beau-Noir ! J’consens même à ne plus coucher de ma vie qu’avec
une négresse… Changeons d’tête, va !
Il se prit la tête à deux mains, comme pour se l’arracher ;
– et tout à coup se cacha le visage dans la manche sur le bord de la table.
Un colloque à mi-voix s’engageait près de moi.
– Tu parles d’une brute ! Y s’fout d’nous, j’te
dis. C’est pas possible qu’on soit si c… à c’t’heure. Ça pouvait arriver, y a
trois ans, je n’dis
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