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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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pas. J’comprends, nous autres, on n’peut pas faire
autrement. Et puis on est envahi. Mais c’t’idiot-là ! Avec son Louverture
et Napoléon ! Y parle comme un journal. Moi, j’ai envie de lui mettre ma
main sur la figure.
    Celui qui parlait devait être un convalescent. Je ne voyais
de lui que le dos de la main couvert d’une large brûlure fraîchement cicatrisée.
Son voisin, vieux territorial, répliqua :
    – Fais pas l’Jacques. Un homme en vaut un autre. Au
total, y faut le compte des macchabées et des pattes cassées. Un qui s’amène d’Amérique,
ça fait peut-être l’économie d’un de nous. Je n’vois pas d’inconvénient à c’qu’y
s’fasse trouer la peau à ma place. C’est pas juste que ce serait toujours les
mêmes qui s’font tuer. Y d’vrait en arriver davantage de tous les pays du monde.
Ça permettrait au moins de laisser les vieilles classes à l’arrière, garder les
chemins de fer. Moi, j’suis pour l’Armée Noire.
    Il éleva la voix :
    – Monsieur Bâton, je crois ? Monsieur Bâton vous
avez rudement raison. Et je vous souhaite d’avoir bientôt la croix d’guerre…
    – … avec trente-six palmes, souffla quelqu’un.
    L’instituteur observait Faustin avec une attention cruelle.
    – Hé, François, dit-il à mon voisin, je crois le
comprendre cet homme. Remarque cette mandibule, ça dit tout. J’ai connu dans l’Argonne
un volontaire dans ce genre-là, mais blanc, un braconnier des Vosges, pour qui
la guerre n’était qu’une grande partie de chasse à l’homme. Il vous abattait
son Boche avec un sale plaisir. C’était lâche comme un pou, au fond, une âme d’assassin.
Je lui ai dit une fois : « Toi, t’es pas un soldat, t’es un bandit. »
J’ai pas été fâché qu’il a reçu un petit éclat d’obus de rien du tout entre les
deux yeux.
    Lacoste leva la tête. Une sorte d’égarement le tiraillait
entre la fureur et le rire.
    – Rends-moi mon casque, Beau-Noir, fit-il violemment, puisqu’on
n’peut pas changer d’tête. J’aime autant la mienne. Allons, ouste, rends-moi le.
    Il arracha presque le casque des mains de Faustin désemparé.
Il tapa du poing sur la table, les verres sautèrent.
    – C’est pas tout ça, les amis. En chœur :
    C’est à boire, à boire, à boire
    C’est à boire qu’il nous faut – ô – ô…
    Ils chantent.
    Faustin se tait. Un sourire désolé tire ses traits. L’expression
d’un homme qui a une faute à se faire pardonner, voudrait mentir et sent que c’est
inutile. Son oreille fine a saisi des bribes de phrases qu’il refuse de
comprendre, mais qu’il ne peut pas oublier. Je lui mets la main sur l’épaule.
    – Adieu Faustin.
    – Comment ? Mais je…
    – Non, vous restez. Faustin, mon ami, la vérité, le front
commencent ici. Votre place est parmi ces soldats qui en ont assez…
    Les mots que je dis portent, élargissant la blessure
intérieure. Il hésite, égaré.
    – Allons, Beau-Noir, crie le permissionnaire avec une
hargne soudaine dans la voix, en chœur, qu’on t’dit :
    Le troisième dans l’escarcelle
    Ne trouva qu’un écu faux…
    C’est à boire, à boire, à boire…

18. Un gîte. Un homme.
    Je continue seul mon voyage. Les paysages verts et roux s’écartent
lentement devant l’express et, sans doute, se referment sur le mince serpent
métallique fait de vieux chaînons brûlants, qui dévore patiemment les lieues. Beauté
de la terre en août. La couleur du monde est dorée…
    – J’m’en fous des paysages !
    Des yeux décolorés d’homme exténué m’ont crié cela, comme je
souriais peut-être à des champs roux, songeant que la terre est vivante.
    – Passe-moi l’bidon, disait l’homme d’une grosse voix fêlée.
    Les trains sont bondés de soldats. Je voudrais voir de très
haut ce grouillement de fourmis, autour des gares. Un ordre chimérique y règne,
assignant à chaque être des chemins précis mais incompréhensibles. Chacun
cherche sa vie, va, vient, résiste, tâtonne, mais tous ces trains, en fin de
compte, déversent leur chargement humain dans de grandes fosses communes…
    – J’m’en fous des raisons !
    L’homme exténué bourre rageusement sa pipe sous l’écriteau Défense
de fumer. Il y a aussi : Taisez-vous, méfiez-vous, les oreilles
ennemies vous écoutent.
    Je suis le seul civil dans ce compartiment. J’ai l’âge d’un
mort de l’active, la santé d’un homme qui vient de vivre six mois en

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