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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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pendant l’alerte, avec un Japonais lent et tourmenteur, qui s’en
moquait bien de l’alerte.
    – Ç’aurait pas été rigolo de s’faire tuer à ce
moment-là… J’y pensais, tu sais. Paraît qu’y a des gaz qui vous glacent d’un
seul coup… Qu’est-ce qu’ils auraient dit, les gens, en nous découvrant le
lendemain…
    L’idée de cette mort ridicule, défiée par la luxure et le « travail »,
fait naître leur rire perlé.
    Allons tenter la dernière chance rue Guénégaud. Ce Paris
bondé d’hommes m’est encore un désert. À quel signe se reconnaître parmi ces
multitudes ? Les camarades se terrent dans leurs vies étroites ou n’en
sortent que masqués comme tout le monde. Si nous existons dans cette ville, c’est
encore les termites rongeant, invisibles, la haute digue infranchissable aux
vagues. Un jacobin de soixante-seize ans, dont la tête de Kalmouk a déjà les
tons et les ombres d’une tête de mort, mâchonne dans la broussaille blanche de
sa moustache qu’il faut la guerre totale, f… le gouvernement à Charenton, douze
balles à Caillaux ; vivement la dictature, la poigne, quelques tonnes de
sang, à tirer encore de cette France fourbue, « et nous les aurons ! ».
Puis il s’attendrit, dans la boue des premières lignes, sur un pauvre bougre
éventré. Ses vieilles révoltes aigries tournent à la réaction ; il n’est
qu’acharnement à vivre, lui qui est au bord de la tombe, par ce temps de
tueries, à vaincre, lui, le vieux de l’arrière, qui connaît toute la vie pour l’avoir
épuisée, quand les hommes virils de l’avant, les veines vidées, n’aspirant plus
qu’à souffler et sachant ce que valent les victoires, ce qu’elles se paient, le
vrai visage de sales profiteuses qu’elles ont, voudraient bien tout envoyer au
diable. Cartes de pain, anémie des enfants, deux cent mille femmes tournent des
obus dans les usines ; un million de prolétaires, souples machines
humaines prisonnières des engrenages d’acier, travaillent les métaux, les gaz, les
cuirs, les denrées, pour la guerre, la guerre. De grands Berbères misérables
ramassent les ordures à l’aube. Des Annamites tuberculeux gardent les prisons. Cent
mille hommes d’affaires transforment, par une merveilleuse alchimie, la peine, l’exploit,
la foi, le sang, la merde, la mort, en ruisselets d’or, Bons de la Défense
nationale, devises sûres, autos et poules de luxe. La rue Guénégaud a sa figure
d’il y a dix ans, d’il y a vingt ans. C’est une petite vieille raisonnable en
bonnet de tulle.
    … S’il n’est pas là, que devenir cette nuit, dans cette
ville ennemie ? Une porte au sixième. Je frappe nettement dans le silence,
comme on jette les dés : pair ou impair, netteté soudaine du sort. Nul
bruit – mais la porte s’ouvre toute grande, d’un seul coup, encadrant le
camarade inconnu : brosse courte des cheveux, gros nez triangulaire, double
brosse rêche des moustaches, un type sec.
    – Monsieur Broux ?
    – C’est moi.
    Il porte une vareuse de soldat et une culotte de vieux
velours noir. Derrière lui s’alignent, dans une armoire vitrée, des livres
jaunes et verts (Alcan, sciences, philosophies). Nous nous dévisageons un
moment dans la pénombre ; c’est l’instant où naît, quelque part au fond de
l’être, cette chaleur indéfinissable, la confiance, ou cette petite flamme
froide et bleue, la défiance. – Je suis un tel. Voici un mot de Marie. Et aussi
le bonjour de Lejeune. Je suis mobilisé mais, – il y a plusieurs mais sérieux. Rien qu’à demi régulier sinon moins…
    – Je m’en doute bien, dit Broux.
    Et j’aperçois, malgré l’obscurité, son regard brun, amical
peut-être, oui, – timide, d’homme qui craint un peu les hommes.
    – C’est net. Tu as de la chance, mon vieux, car la
carrée n’est pas grande. Je ne sais pas ce que nous aurions fait à trois. Mais
ma copine m’a plaqué y a quinze jours. Tu seras très bien là. J’ai une réputation
excellente, tu peux dormir sur tes deux oreilles. Attends que j’allume.
    Nous nous mouvons dans la blancheur éclatante d’une lampe à
acétylène installée au-dessus de la table couverte de toile cirée blanche. Les
livres parlent doucement sous leur vitre. Les Feuilles d’herbe , le
Chemin de velours, l’Éthique : ainsi s’élève la contemplation, d’une
feuille de graminée à l’empyrée. La rumeur de Paris entre dans la fenêtre
ouverte sur un horizon de

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