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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Catalogne.
Toutes ces faces usées, sous les vieux casques gris, me regardent presque en
ennemi.
    – Ennemi ? Tu parles ! Je m’fous d’toi et des
autres !
    Les capotes sont déteintes et tachées : bleu horizon
des boues, des pluies, des fatigues. Les musettes lourdes et difformes. Les
casques bosselés. Les hommes engourdis sous leur harnachement semblent
décharnés, les os durs, le cuir tanné, l’âme tenace repliée sur sa vaine colère.
Un convalescent frais comme une jeune fille s’adosse dans l’angle.
    – Qué qu’t’as eu ?
    – Une balle au sommet du poumon droit, deux mois d’hosto.
    – L’filon, quoi.
    C’est tout ce qu’ils ont dit de la guerre en quelques heures.
Et encore, un vigneron, descendu à la station précédente : « Nous
autres au Vauquois… » À ce nom, j’avais prêté l’oreille. Mais il ne s’agissait
que de gnôle, de soupe, de singe et d’une crapule de sergent : « Alors,
j’y ai dit… » Rien ne transparaissait, dans ce monotone récit de choses
insignifiantes ponctué des « que j’y dis », « qu’y m’dit »,
des « alors », « à c’t’heure » du champ de bataille où ces
choses s’étaient sans doute passées en réalité, remplissant pour des journées
la vie d’un homme et pour des années peut-être sa mémoire. – Ils parlent des
permes, des femmes, du vin, des prix.
    – La guerre ? J’m’en fous ! dirait l’homme
exténué. J’la fais, c’est bien assez.
    Ce sont des hommes durs et ternes comme au fond d’un torrent
des cailloux roulés, polis, cassés par des chocs innombrables. Leur chute
accroît la force du torrent qui les roule. Ils ne sont rien. Ils tuent. Ils
sont tués. Ils vivent. Ils sont morts. Morts par anticipation car celui-là qui
tire sa pipe avec des lèvres noires, sera décapité dans quatre jours, par
hasard, en rentrant des feuillées. On ne retrouvera rien de sa tête de
contrebandier finaud qui rumine maintenant « des idées », une fine
combine salvatrice… Morts sans nulle anticipation car tant d’autres, identiques
à eux, sont authentiquement morts que chacun d’eux a son double oublié quelque
part sous terre.
    Mauvaise journée. J’ai parcouru Paris en tous sens, de
Montrouge à Bercy, de Levallois à Montparnasse. Mes adresses s’épuisent, l’heure
avance. Malgré la feuille de route 662.491, un sentiment d’insécurité s’insinue
dans mon échine avec la fatigue, vague courbature. À l’hôtel la feuille 662.491
ne m’empêcherait probablement pas d’être arrêté. Où trouver un toit pour cette
nuit ? Quelques heures à l’abri, le temps de recharger la machine nerveuse,
et l’avenir est sauvé. J’ai frappé à la porte de Julio, sur un quai désert de
Bercy. Une grosse femme aux paupières battues m’a ouvert en hésitant. Au nom de
José Miro son visage s’est éclairci :
    – Julio se cache, nous sommes surveillés ; l’affaire
des déserteurs de Marseille, vous savez.
    Je n’en sais rien, mais déjà cette chambre banale au divan
boiteux m’oppresse. Tiens, quelqu’un derrière moi sur le quai… Dissipons ce
doute où poind une angoisse. Métro.
    La rame bondit sur un pont de fer ; la Seine verdâtre
reflète si bien le ciel pur ! Odeur de poussières et d’asphalte, foules, soldats.
Un officier de vingt-cinq ans, le visage barré d’un large bandeau noir sous les
yeux, – plus de nez sans doute, mâchoire artificielle – parle doucement d’une
voix d’assassiné à sa marraine blonde toute pareille à une gravure de journal. Ce
monstre vous adore, mademoiselle, il faut fermer les yeux ou regarder au loin. La
fontaine Carpeaux élève au bout de l’allée verte un globe aérien captif du
métal qui le crée.
    Rue d’Assas personne. – « Ce monsieur est parti la
semaine dernière… » Je réfléchis, à la terrasse d’un café. Je suis moulu. Six
heures : plus qu’une adresse. J’ai vu aborder un jeune homme devant moi :
« Vos papiers ? » C’est une sorte de chasse à l’homme inaperçue
dans ces flots de passants. Je m’exerce à deviner le policier. Les journaux
clament la guerre. Noyon, Soissons, Reims, bombardement. Les affiches clament
la guerre. Des Australiens coudoient des Serbes. Cette enfant brune, à la table
voisine, qui se poudre après m’avoir jugé d’un coup d’œil (rien à faire), sait
à vingt ans comme vingt races font l’amour. Je l’entends dire à son amie qu’elle
était, hier soir,

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