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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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nouvelles frontières à dominer pour connaître le monde
(ce qu’un regard peut embrasser du monde). – De toutes parts, les cassures
droites des rocs tombent vers la mer et vers cette crique bleue qui est comme
une coupe primitive découpée dans la côte. Toute petite crique arrondie, avec
un semblant de plage, gros gravier, barques de pêcheurs, filets séchant sur les
cailloux, deux cafés où des douaniers sommeillent devant leurs apéritifs à la
terrasse – toute petite baie, mais enclose dans d’énormes blocs de montagnes, avec
une vaste échappée entre deux chutes abruptes de granit vers la Méditerranée
infinie : – le cap en fer de lance entame la mer et le ciel à la fois ;
des éventails d’écume y retombent sur la pierre presque noire en arcs-en-ciel
frissonnants. Des rires cristallins courent et se poursuivent sur la mer. L’air
est blond. L’eau est si transparente en bas que l’on voit glisser sur le fond
des cailloux blancs et bruns, parfois verdis par les algues, de fuyantes
virgules d’ombre qui sont vivantes.
    Mon pas fait fuir des lézards entre les roches. Un pourtant
se laisse approcher : sa gorge verte bat fortement, son œil rond est d’un
vieillard curieux, sa bouche grande et mince d’un acteur revenu de toutes les
vanités ; son vêtement d’écailles a la teinte fraîche d’une jeune herbe
mouillée par la rosée ; et ce n’est pas sans des raisons profondes. De
cette cime triangulaire, là-bas, bordée de rouille fauve, mon regard tombe sur
cet être en suspens dans sa fuite. Tintement léger de l’air, rayonnement de ces
pierres, de cette eau, de cette vie minuscule arrêtée sur mon chemin, éblouissement
qui ne fait point ciller les yeux, flamme enveloppante qui ne brûle point, transparente
limpidité, lucidité, joie. – Les gros cailloux blancs font aux
pieds nus une douce brûlure. Sensation de plénitude du nageur, fraîcheur de l’eau,
courbes molles des ondes que l’on fend, miroitements, cassures, retombées de
cristaux et d’une poussière liquide captant au vol les rayons de la lumière
pour en faire des pierreries immatérielles. Remous puissants, alarme venue des
profondeurs, soulevant l’homme infime qui n’a plus à porter que le poids de son
crâne ; un peu de matière grise sous la carapace frontale et ces deux
minuscules chambres noires contenant la seule image qui soit de l’univers. – Tu
ne peux te connaître, ô monde, qu’en nos yeux : ce lézard sur la roche, moi
porté par cette eau pure, plus antique que ces roches mais éternellement
renouvelée. Joie. Joie. – C’est plus beau que les villes. C’est plus beau que
les pluies. C’est plus beau que les nuits. C’est plus beau que les rêves. C’est.
J’oublie de penser. – Mais une idée singulièrement découpée en mots reparaît ;
    « Ce serait si bon : vivre. »
    – Helloo !
    Réponse, écho, ce cri sonore sur ma droite. Comme un dauphin
se joue dans l’eau, Faustin Bâton, nage à grandes brassées, disparaissant tout
entier, reparaissant jusqu’à la taille dans un ruissellement d’écume ; et
je le vois sourire. La joie éclaire son visage plaqué de reliefs d’argent.
    Nous nageons l’un vers l’autre, riant sans cause (mais il n’est
que ce rire, notre rire, reflet des jeux de la mer, et, plus tard je ne saurai
jamais concevoir cet instant sans ce rire). Nous nous saluons des yeux, comprenant
sans pensée qu’une amitié nous unit, imprécise, légère et puissante comme la
vague paresseuse qui nous ramène vers les galets.
    – … Fait rudement bon !
    – Helloo !
    Pareils aux lézards sur les roches, nous nous séchons au
soleil avant de nous rhabiller. La lumière sculpte en creux et reliefs, ombres
et reflets métalliques, le corps allongé de mon compagnon. Le grain foncé de sa
peau plutôt brune tirant sur un rouge-cuivre assombri est naturellement net. Pureté
de la chair.
    Tiens, quelqu’un, là-devant. Une brèche entre les roches
démasque subitement la plage voisine, une vieille maison, un tonneau, un banc
et sur ce banc un homme. Nous voit-il ? Affalé plutôt qu’assis, le dos
collé au mur, les mains squelettiques, à l’appui des béquilles : un pied
débile s’incruste du talon dans le gravier fin ; l’autre coupé bien
au-dessus du genou. Un calot aplati sur le côté de la tête semble près de choir ;
et cette face, à cette distance, se confond presque avec la muraille, tant elle
est incolore, à demi

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