Naissance de notre force
absorbée déjà par les pierres, non point pâles mais de la
couleur des chairs qui retournent à la terre. – Nous voit-il, Célestin Braque, pêcheur
de son état, deux fois gazé, amputé de la jambe droite, croix de guerre avec
palmes, cité à l’ordre d’une armée, pour ses exploits du bois de Haudremont où
peut-être il fit un sort pareil au sien à quelque pêcheur de Swinemünde que j’imagine
pareillement affalé à cette heure devant la Baltique aux doux reflets ardoisés ?
Nous l’apercevons comme un remords.
17. Faustin et six vrais soldats.
Faustin Bâton croit presque tout ce qu’il lit. L’héroïsme
sans mélange des poilus, les mots historiques des mourants, les articles
du général N., de M. Gauvain, de M. Biclou, de M. Lavedan et de
tous les stratèges de rédaction qui ne se lassent point de commenter les
communiqués, les boniments destinés à entretenir le moral de l’arrière, depuis
l’histoire des nouveau-nés d’Allemagne sans ongles ni cheveux, tant la misère
physiologique du Boche est déjà grave, jusqu’à celle du quatre fois blessé
pleurant sur son lit d’hôpital, devant la jolie infirmière aux cheveux oxygénés,
parce qu’il ne peut pas encore retourner au front, toutes ces proses aberrantes
impressionnent l’âme neuve de cet arrière-petit-fils d’esclaves courbés sous le
bâton avant de tenir à leur tour, dans les plantations, le bâton du maître, petit-fils
de partisans, peut-être arrière-neveu d’un empereur noir (Faustin I er :
Faustin-Robes-pierre-Napoléon Soulouque…). Il croit tout, comme ces ivrognes
qui boivent tous les alcools sans discernement. Et ce n’est pas qu’il soit bête.
Bête, il n’aurait peut-être pas cette profonde capacité de croire, il
discernerait davantage le gros mensonge ; l’argutie habile le toucherait
moins ; moins d’idées, moins de mots s’interposeraient entre lui et la
réalité. Peut-être lui eût-il suffi d’ouvrir l’un après l’autre un journal
germanophile et un journal ententophile d’Amérique pour les jeter aussitôt tous
les deux dans la même poubelle ; mêmes mensonges, mêmes sophismes ici et
là, même battage. Je le traite parfois de crétin dans mon for intérieur, car c’est
trop fort, vraiment, de prendre pour argent comptant la grossière monnaie de
plomb de tant de farceurs, mais je sais que je suis injuste. Il a l’intelligence
vive des êtres vigoureux et simples qui matérialisent jusqu’aux idées menteuses.
Dès lors un monde imaginaire, fait d’une terrible pacotille de mots, se dresse
matériellement entre son esprit net et les choses. C’est un nouveau venu dans
nos dunes ; il y chemine à grandes enjambées, accoutumé au sol ferme, sans
voir qu’il s’enlise. Il ne suffit pas d’une compréhension formelle et d’un
esprit neuf pour s’orienter dans nos vieux labyrinthes, il faut encore s’y
aguerrir contre l’erreur, la duperie, l’illusion, le passé, le désir, autrui et
soi-même. Il faut devenir défiant, s’armer de méthodes critiques, s’armer de
doute et d’assurance, craindre les mots, apprendre à les crever comme de
merveilleuses bulles de savon qui, tombées, se réduisent à un pauvre petit
crachat artificiel.
– Faustin, mon ami, dis-je, c’est un art plus difficile
de lire nos journaux que celui de traquer le renard dans nos forêts…
Nous sommes devenus des amis ; il m’a avoué au premier
abord l’immense confiance qu’il est prêt à offrir à tout homme expert au jeu
prestigieux des mots et des idées. Nul filou, certes, ne lui eût fait prendre
un cheval fatigué pour un cheval dispos, une bicyclette de seconde qualité pour
une première marque. Faustin Bâton, propriétaire à Grande-Saline, Haïti, n’est
pas de ceux que l’on roule dans ces affaires, mais on peut, avec le Droit, la
Civilisation, l’Épopée, la Guerre sacrée, la Guerre libératrice, lui faire
traverser l’Atlantique, lui mettre entre les mains des grenades du dernier modèle
et l’envoyer à la mort. Je sais qu’il sortira le premier de la tranchée, intrépide,
tenu si droit devant le danger par le sentiment du devoir héroïque qu’il faudra
quelques secondes au réveil, en lui, de l’instinct guerrier de ses ancêtres qui
allaient au combat courbés, d’un pas bondissant de félins… Ces secondes-là, d’ailleurs
suffiront pour qu’il n’aille pas plus loin, cible magnifique.
Je pourrais, certes, démolir sa foi candide ;
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