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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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parisiens avaient laissé filer jusqu’ici ? Et si elle
attend le poteau de Vincennes, c’est grâce à bibi, c’est grâce à bibi… »
Ses fiches sont exemplairement tenues ainsi que son jardinet. Il y a celles des
suspects, des voleurs internationaux, des expulsés, des recherchés, des évadés ;
il y a le classeur secret : toute une floraison invisible de crimes, de
souffrances, de châtiments, d’intrigues, de luttes ténébreuses environne ces
cartons. M. Comblé y plonge sans frémir une main replète et en retire une
feuille signalétique :
    – Pincée, dit-il. Parfait.
    Un petit claquement de langue à peu près imperceptible
atteste chez lui la satisfaction professionnelle, sœur de la satisfaction
gastronomique. La poule blonde, accompagnée des deux gendarmes noirs, s’achemine
à petits pas pressés, avec un pauvre sourire nerveux et un regard de lapin qu’on
assomme, vers deux gros gendarmes bleu horizon, qui échangent à sa vue un clin
d’œil : « Pas mal, la petite… »
    M. Comblé, ma feuille de route dépliée, lève vers moi
un sourire cordial emprunté aux pastels d’Albert Guillaume. Il me regarde avec
la sympathie sans réticence qu’il réserve de coutume à ses roses (et, à la fin
des déjeuners réussis, à la toute menue M me  Comblé, « petit
Dédé » dans les instants de grande intimité).
    – C’est très bien ce que vous faites-là, Monsieur. Permettez-moi
de vous en féliciter.
    Je reçois cette félicitation en plein visage comme on marche
sur quelque chose de visqueux.
    – Vous rentrez à un moment où tant de lâches ne songent
qu’à passer la frontière…
    Heureusement qu’une large main noire suspend dans l’air à la
hauteur de mon épaule, un carré de bristol : « Faustin Bâton, propriétaire
à Grande Saline. République de Haïti. » Les ongles de cette main noire recouvrent
une pulpe rose. Un bord de manchette glacée relève le brun très foncé du
poignet. Le nègre élégant entrevu au départ m’écarte doucement. Une feuille à
en-tête de consulat apprend à M. Comblé que M. Faustin Bâton « qui
s’est signalé par ses dons généreux à la Croix-Rouge, se rend en France pour y
contracter un engagement volontaire dans la légion étrangère. »
    – Mais c’est admirable ! dit M. Comblé. Quitter
les Antilles – ça doit être gentil, pourtant, une propriété à Grande Saline, Haïti
– traverser l’océan, pour venir se battre en France, c’est vraiment peu banal, c’est
épatant, « Chic, le zoulou ! » L’admiration soulève M. Comblé,
il est debout, il va dire à ce noir dont la grave immobilité l’impressionne
vraiment quelques mots bien sentis… Mais M. Perrache, cette binette de
sacristain bilieux, vient d’apparaître. M. Perrache a ce drôle de regard trop
aimable dont un indéfinissable accent ironique modifie le sens. « Un
regard traître », dit parfois M. Comblé ; « un regard vache »,
disent les hommes de poste. La molle main de M. Comblé disparaît dans la
puissante main noire, aux jointures souples, aux muscles rugueux, de Faustin
Bâton. La blanche est tiède, la noire est fraîche. M. Comblé voit tout
près de son visage une mâchoire proéminente, des lippes lie-de-vin, de larges
narines roses au-dedans, des yeux énormes d’émail blanc et d’agate brûlée qui
semblent chercher à le reconnaître, mais sans chaleur amicale, peut-être même
avec une sorte d’hostilité comme s’ils lui disaient : « Hein ? Toi ?
C’est donc toi que je cherche depuis Gonaïves ? Ce n’est pas possible !… »
M. Comblé tente de sourire et profère.
    – On les aura !
    Le regard de M. Perrache les enveloppe tous deux d’une
froideur bizarre. Un vieux douanier fatigué portant la médaille de Madagascar
vient d’entrer, des ouvriers espagnols hésitent sur le seuil. Faustin Bâton se
retourne vers la porte et se sent tout à coup affreusement gêné, trop bien vêtu,
trop grand, trop noir, trop fort, trop neuf, avec sa petite valise trop claire
dont les nickels brillent, comme un homme heureux soudainement tombé parmi de
vieux prisonniers.
    Des pentes verdoient très haut : des troupeaux
paissent sans doute là-bas dans le calme immense. Les arêtes de la montagne
définissent une frontière idéale. Dure, nette, pure, cette cime accessible, magnifique
pointe de granit blessant le ciel, si je l’atteignais, me révélerait un cercle
plus vaste de cimes, de

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