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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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que deux portraits côte à côte, entre la
bibliothèque et le lit ; deux vieillards fraternels, le grand Walt [16] , blanc et chenu, des Sables de la soixante-dixième année, Élisée Reclus, front haut couronné
de cendre blanche, regard droit, pareil à un rayon ténu de lumière venant à
travers de vastes espaces. Broux dit :
    – Si par hasard une bombe devait démolir ça – il
désigne du geste les livres serrés sous leurs vitrines, les deux portraits, une
pile de cahiers reliés de toile cirée noire dans un angle – franchement, j’aimerais
autant n’y point survivre. Je n’ai que cela au monde. C’est mon refuge. J’y
tiens. Tandis que la vie…
    Nous philosophons. Les sirènes se sont tues. La nuit est
pareille à d’autres nuits. Des nuages gris se trament sur des fonds d’étoiles. Des
détonations crépitent sans arrêt. Nous ne voyons rien de plus que les choses
coutumières. Des hommes vêtus de cuir cherchent pourtant là-haut, au-dessus de
ces nuages, dans les ténèbres phosphorescentes, traversées des souffles frais
qui passent sur les continents, à braquer leurs lance-bombes sur cette ville. Et
des gerbes d’explosion, traçant des cercles concentriques en plein ciel, les
cherchent à leur tour, chasseurs devenus proies. Ce jeu dure trente minutes
environ.
    Broux parle de ses compagnons d’atelier de naguère (il est
ébéniste) ; du service, parfaitement idiot, qu’il fait à Vincennes ; du
manifeste Aux Mères lancé par quelques camarades que l’on vient d’arrêter,
un assez médiocre papier. – Comme si elles pouvaient quelque chose, les mères !
– Et tout à coup dévoilant le fourneau rouge de sa pipe, conclut :
    – Impossible de s’évader.
    La prison, c’est cette ville, ce pays, la guerre, l’Europe.
– Et l’Amérique, le Japon, la Nouvelle-Zélande, Mozambique, Bornéo ! Prison,
l’univers. Dans la brousse même des terres sauvages, on compte l’argent, on
courbe l’homme sous le bâton, on obéit, on accomplit de sales besognes. Il faut
partout, à chaque journée, quatorze heures de peine, de servitude ou d’infamie,
selon le cas, pour atteindre à la quinzième heure, qui peut être celle du grand
Walt ou du vieil Élisée. Et j’ai encore de la chance, dit Broux, car l’intensité
du travail est moindre à l’atelier qu’à l’usine. Je ne suis pas tout à fait
abruti le soir. Ceux qui travaillent en usine, à la chaîne, sortent exténués, le
soir, bons pour le cinéma, mon vieux… Et vidés à quarante ans : bon pour
le petit café…
    Celui qui croit sauver sa vie, la perdra. Quelques-uns, sur
mille, s’enrichissent, découvrent l’autre face du monde, par les croisées des
wagons-lits. L’argent leur coûte cher et il y a le risque de n’y point arriver.
Passer sur le corps de cent autres, pour devenir cette canaille obtuse, l’enrichi ?
Amasser des sous, puis des francs, puis des louis d’or sur la peine des hommes
et se dire que le monde est bien fait, quand chacun de ceux qui respirent à
pleins poumons l’air des plages est suivi d’un invisible cortège d’êtres
courbés sur leurs tâches, tenus par les machines comme dans des tenailles, tenus
par la faim, par l’amour, par le désir de vivre, car c’est un engrenage parfait
où tous les élans de l’homme retombent sur lui d’un poids de chaînes ?
    La civilisation aboutit à ce combat insensé au-dessus du
Louvre que des bombes nullement égarées peuvent très bien détruire à cet
instant même. L’avion de bombardement ferme le cycle ouvert par la victoire de
Samothrace. Des chefs-d’œuvre de l’intelligence, totalisant le travail de
toutes les races dans tous les temps – milliards d’hommes à la peine, à l’effort,
à l’exploit – se cherchent, avec la plus grande lucidité humaine, pour se
détruire ; et ce n’est qu’un duel d’artillerie. Et le travail essentiel de
cette ville consiste à tourner des obus.
    – C’est à se demander si nous ne sommes pas fous. Mais
quels sont les fous, nom de Dieu ! Ceux qui se le demandent ou les autres ?
Si nous nous mettions à parler tout haut, que ferait-on de nous, dis ?
    Broux ne croit plus à la révolte depuis qu’il a vu des
révoltés ramasser de l’argent dans le sang des vieilles rentières, puis poussés
à la guillotine pareils aux brutes qui étranglent les fillettes.
    – Il y a des forces errantes, comme ton type d’Haïti, propriétaire
à Grande-Saline. Ce sont des

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