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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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révolution lointaine qu’ils acclament.
    – Croyez-vous, demande le grand enfant blond, qu’ils
feront tirer ?
    Et le verre de thé tremble un peu plus.
    Fleischmann pointe son menton hérissé vers la porte qui
vient de se refermer sur nous.
    – Ces gredins de camarades ?
    Évidence écrasante comme les obus qui feront jaillir demain
dans des chambrées de caserne des éventails de sang, et aligner après-demain
des cadavres de soldats blonds pareils à celui-ci.
    … À deux mille deux cents kilomètres à vol d’oiseau, nous
sentons grouiller autour de la révolution une opulente vermine de traîtres
souriants. Derrière cette porte le « camarade » ajoute des notes à
nos fiches : suspects (confidentiel).
    Sam confirme la nouvelle. Il arrive de Champagne ; sa
division est en seconde ligne. On l’appelle Sam parce qu’il débarqua un jour d’Outre-Atlantique,
grand, maigre, les joues creuses, la barbiche effilochée, le sourire oblique
découvrant des dents de cannibale. Oncle Sam né de vrais Cosaques dans une
bourgade de Petite-Russie, trempé par la maison centrale d’Orel – Grande-Russie
– échappé de Sakhaline – fin de la plus grande Russie, confins des terres du
Soleil levant – transformé par quelques années de fine job (bon travail)
dans les usines de Pittsburg (Penn., U.S.A.). La vareuse vert d’herbe des
soldats russes moule ses épaules osseuses. Son regard froid et sa grande bouche
un peu tordue lui donnent une expression railleuse.
    – Ne nous pressons pas, dit-il. Nous arriverons tout
juste à temps pour occuper les cellules de Kresty ou pour recevoir de la
République les balles héritées de l’Empire.
    Nous arpentons le trottoir de Paris, par un après-midi
ensoleillé. Boussard et Pignotel fils, Drapeaux, bannières, oriflammes en
tous genres, maison fondée en 1876, médaille d’or aux expositions… Voilà ce
qu’il nous faut, Sam. Ces « fournisseurs de S.M. le Roi des Belges »
peuvent très bien nous fournir à notre tour. Chacun son tour ! Des
ornements d’église et des soies multicolores frangées d’or remplissent la
vitrine d’emblèmes sacrés à toutes les croyances de l’univers. Bannière de la
Vierge, oriflammes du Sacré-Cœur de Jésus, stripes and stars, noir-jaune-rouge
du roi sans terre de Furnes, croissant rouge de Tunisie et jusqu’à la sphère
céleste du Brésil, entourant d’un ruban blanc l’azur peuplé d’étoiles pour
mieux attester que la devise des planteurs de café est la loi même de l’univers : Ordem e progresso . Boussard, chauve, et
des yeux ronds d’oiseau nocturne bordés de rouge par une conjonctivite tenace, accueille
les clients sur le seuil du magasin baigné d’un demi-jour discret de sacristie.
Des hallebardes dorées font espérer l’entrée d’un suisse solennel. Mais entre
Pignotel jeune, le plus vanné des patriotes de la classe 19 : lunettes d’écailles
et regard de collégien, émoussé dans les lupanars. Toutes les patries s’approvisionnent
chez Boussard et Pignotel. Des hommes de toutes les races saignent sous les
étoffes brodées dans leurs ateliers par des ouvrières à la journée dont les
plus jolies ouvrent leurs genoux d’esclaves dociles à Pignotel jeune. Sam vient
chercher ici, pour des soldats déracinés, l’emblème d’une patrie nouvelle.
    – Il nous faudrait, Messieurs, très rapidement, un
drapeau…
    – Russe, sans doute ?
    Vu de côté le sourire poli de Sam met une grimace railleuse
au profil d’une chimère de Notre-Dame.
    – Justement, Monsieur.
    Les soies blanc bleu rouge sont prêtes. Voici les modèles. Trois
prix, comme pour les huiles en gros. La maison livre aussi du travail hors
série. La main effilée de Sam repousse dédaigneusement les échantillons.
    – Ah, mais non, Monsieur, il y a méprise. Nous
voudrions, pour la X e division russe, un drapeau rouge, portant ces
mots en deux langues : République russe… Les franges ne sont pas
nécessaires.
    Boussard nocturne et Pignolet jeune ont un moment des yeux
ronds de poissons tirés du vivier.
    – Nous ne savons pas, Messieurs, si nous pouvons vous
fournir cet article. Vous seriez bien aimables, Messieurs, de repasser demain
ou ce soir, ce soir entre six et sept… Messieurs…
    L’arrière offre à la guerre, ce mensonge baignant toutes
choses, plus vide qu’un tableau de Détaillé, le sourire de tous ses embusqués, de
tous ses profiteurs, de tous ses états-majors, de tous ses

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