Naissance de notre force
à leur tour d’une écriture sautillante. Le
faux-col en celluloïd combine des jaunes rances à des blancs douteux tirant sur
le jaune. Rasé de trois jours, le pince-nez cocasse, raccommodé au milieu à l’aide
de ce fil noir qu’on appelle du fil de gendarme, juché légèrement de travers
sur un nez galicien ; les yeux grands, soulignés de rides, protégés par
des paupières parcheminées de vieil oiseau de nuit, recélant un regard
extraordinairement préoccupé, mobile et tenace, qui s’accroche à vous, insiste,
décortique et tout à coup s’en va. Juif sans le sou, la quarantaine bien passée,
vingt ans de luttes, de misères, de conférences dans les coopératives de la rue
Mouffetard et les clubs de Whitechapel, de correspondance illégale avec le pays.
Je devine ce passé car notre conversation est utilitaire. Je « rentre »
aussi. Il veut rentrer pour « se battre », thèse officielle qui ne
trompe personne. On se battra du reste, c’est certain, mais pas comme l’entendent
ces vieux colonels. Nous voilà d’accord ; faisons-nous recevoir ensemble.
Quatre pas sur le tapis et le décor a changé. Décor, décor
car tout est joué ici, depuis la sobre politesse de l’officier nous offrant du
geste ses fauteuils de cuir, jusqu’à notre ton réservé. L’officier nous écoute
aimablement, le regard effleurant tour à tour ma cravate et celle de
Fleischmann qui doit le faire penser aux détails de style des écrivains
réalistes. Un joli chronomètre marque à son poignet l’heure des rendez-vous. Le
rapport de style est certain entre ses épaulettes d’argent et sa moustache à l’américaine,
rafraîchie tous les matins. Croix de Saint-Georges ; timbre harmonieux d’une
voix de charmant causeur : « Messieurs, ou plutôt camarades… » (L’écho railleur répond en moi avec la voix rugueuse d’El Chorro : compañeros …) Voilà : notre cas est difficile. L’Angleterre
exerçant le contrôle des mers n’autorise pas volontiers le retour des rapatriés.
Nous affrontons, dans ces fauteuils de cuir, Fleischmann et moi, la grande
puissance sur laquelle le soleil ne se couche jamais.
– Nous ne prétendons pas, dis-je, forcer les lignes de
l’amiral Beatty…
Le conseil le meilleur que puisse nous donner ce camarade
est de nous faire affecter au corps qui se bat en Champagne ; ce ne sera
pas trop difficile… – De quel air avenant vous nous ouvrez la porte du
traquenard, camarade fumiste, camarades-aux-belles-épaulettes-d’argent ! Gardons
pourtant notre sérieux.
– J’y réfléchirai…
Fleischmann se lève, rajuste son pince-nez, bouscule le
fauteuil si confortable qu’il semble, quand on s’y laisse aller, prédisposer
aux compromis ; et, poussant d’un poing rageur la demi-tête de Hollande
dans sa poche droite, dépasse d’un cran le ridicule. Au milieu de sa tirade, dont
il résulte qu’il va télégraphier au Comité exécutif des Soviets, s’enchâsse
cette phrase énorme :
– Mais c’est nous la révolution, vous entendez !
Lui, moi, beaucoup d’autres – et des millions de gueules
inconnues. « Le gouvernement provisoire doit », nous doit. Nous
allongeons vers l’officier des regards de parents pauvres brutalement révélés
créanciers. Il hoche la tête. Oui, oui. Sans doute. Il l’entend bien. Il n’est
qu’acquiescement de principe, mais il y a les difficultés pratiques. Très
grandes. D’ailleurs – et je ne sais si c’est une digression cordiale, une
diversion ou un rappel voilé à l’ordre – il appartient, lui aussi, tout entier
(épaulettes comprises ?) à la révolution. Il porte le nom d’un maître du
barreau qui faillit en 1907 être exilé. La colère de Fleischmann tombe, escamotée ;
il n’y a plus d’adversaire et tout cela, du commencement à la fin, ressemble à
une plaisanterie.
– Réfléchissez, camarades. Au revoir.
– Au revoir.
– Attendez, murmure Fleischmann dans le corridor, je
connais ici un planton…
C’est un jeune moujik de Riazan, pommettes larges et yeux
horizontaux. Un duvet blond ourle sa lèvre. Ses fortes mains de laboureur
tiennent un plateau d’argent sur lequel tremble, à côté de l’Écho de Paris, un
verre de thé.
– … Télégramme de Pétrograd : Réprimer par la force
après une dernière sommation.
On a reçu ce télégramme hier. S’ils ne se rendent pas
aujourd’hui, les mutins du camp de la Courtine seront bombardés demain au nom
de la
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