Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
Vom Netzwerk:
Cherchez ! disait-elle. Ni vu ni
connu. Nous sommes quatre sur quatre cents mais on nous croit partout.
    Marthe, le nez aquilin, la bouche forte, les dents saines, les
globes des seins tendant la satinette du corsage, des mains masculines mais
fraîches comme si elles venaient de sortir d’une eau vive, Marthe et son allure
de cavale blonde aux cheveux coupés… Près d’elle, Pellot, des terrassiers, toujours
recherché par la police, bas sur pattes, la moustache abondante, jovial, remuant
les mots, les choses, avec l’élan rythmé de tout son être, comme, dans les
chantiers, il sait remuer la terre à pleines pelletées.
    – C’qu’il faut souhaiter, disait-il, c’est un bon coup
de boutoir des Allemands, la percée et le reste. Tout ficherait le camp à la
russe. Ce serait splendide !
    Est-ce, enfin, ces quatre lignes de l’écriture zigzagante d’El
Chorro : « La fête n’a pas été réussie, mais nous recommencerons. Gusano
te salue. » sobre communiqué sur une bataille de rues de trois jours (soixante-dix
morts) ?
    – Viens-tu faire un tour, Broux ?
    – Non, j’ai onze kilomètres dans les jambes. Je préfère
lire.
    Il s’est assis à la fenêtre ; son front têtu et bas, son
grand nez droit, sa moustache en brosse se silhouettent sur un fond de ciel
safran. Comment pourrais-je savoir que nous ne nous reverrons plus ?
    – Fait rudement bon, hein ?
    Les fils des idées que nous avons suivies dans cette chambre
se renouent en moi, légèrement tendus au souffle de ce départ allègre, comme de
brillants fils d’araignée dans la brise. Avec ses poumons usés, son effacement
obstiné, sa timidité de liseur, Broux est pourtant un fort ; par sa
conscience de l’impossibilité de vivre, il s’élève justement à une possibilité
plus haute de vivre, à une résistance plus sûre d’elle-même puisqu’elle croit n’avoir
plus rien à perdre. De sa faiblesse il a su faire une force, de son désespoir
un consentement, de son consentement un espoir… – Je descends rapidement cet
escalier étroit qui me fatigue de coutume. L’image de Broux s’efface, résorbée,
dans un ciel safran où je crois voir voler à grands coups d’ailes des cigognes.
Un vol d’oiseaux semé à traits fins sur un vase de porcelaine transparente. Au
fond le Fuji-Yama. Faustin apparaît un instant et tourne avec moi sur un palier.
Où est-il, Faustin, force errante qui s’ignore, perdue sans raison comme un
javelot lancé sans but au travers des feuillages denses ? Eh, peu importe.
Je suivrai la rue jusqu’au quai, le quai jusqu’au Pont-des-Arts…
    Deux messieurs sont en conversation avec la concierge dans l’étroit
corridor. Sur le trottoir une touche dorée, infiniment légère, reflet plus
deviné qu’aperçu des nuances du ciel.
    – Pardon, monsieur, dis-je.
    Et je comprends aussitôt, coincé entre les murailles et deux
encolures massives, que ce trottoir clair à un mètre cinquante, le
Pont-des-Arts, la voix égale de Broux, les deux portraits à cheveux blancs, nos
rendez-vous, c’est complètement fini. Tout cela était suspendu à un fil
étincelant : et le voici cassé. Tout cela tombe, tombe. La bête prise au
piège, résiste, mord l’acier, se débat longtemps avant de comprendre. Moi, j’ai
compris instantanément. Le plus épais des deux hommes, lourd de vin, a une
bizarre voix fluette, glissant de dessous d’épaisses moustaches arrondies
déteintes au bord de la lèvre.
    – … Pas d’arme sur vous ?
    Les mains de l’autre, un grêlé, portant des souliers jaunes,
tâtent déjà prestement mes poches. J’ai un poids énorme sur l’estomac. Je ferme
une seconde les yeux. Il n’y a jamais qu’à se dire : Allons-y, comme si l’on
sautait à pieds joints dans une trappe, sans y voir. M’y voici. Ce n’était que
cela ?
    Nous remontons la rue vers le prochain commissariat de
police. Les trottoirs sont tout à coup gris.
    Je connais à l’avance cette corvée de fouilles et d’interrogatoires.
Ces locaux, ces hommes, ces questions se ressemblent dans tous les pays du
monde : et l’on a toujours après la sensation de sortir tout vêtu, mais
trempé jusqu’aux os, d’une eau sale.
    – Passez devant, m’a dit le grêlé aux souliers jaunes.
    Nous sommes seuls dans un corridor, peint à hauteur d’homme
couleur chocolat, froid comme une cave. Des pochards titubants, des assassins
désemparés, des pickpockets désolés, des manifestants plaintifs

Weitere Kostenlose Bücher