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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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coûtera.

21. L’illégal a deux ombres.
    – Comment ? Toi ici ? s’est exclamé Philbert
planté rue de Buci, au bord d’un trottoir, le journal à la main. Tu prends un
café ? Il faut apprécier le café par les temps troublés. L’humanité
souffre et gémit : buvons à petits coups le moka délectable ; le mien
sera celui de l’égoïste, le tien celui que tu voudras ; mais il nous
laissera dans la bouche la même saveur amère et douce.
    Il me prit le bras et nous entrâmes dans un bar. J’aime
assez Philbert que l’on surnomme, selon l’humeur, Phil, Fil-en-quatre, File-à-l’anglaise,
Fil-à-la-patte, parce que c’est une assez franche canaille agréablement
intelligente. Il a bonne mine, malgré son teint blafard de noctambule qui a dû
connaître de fâcheuses maladies ; il ne manque pas d’une certaine élégance
malgré un certain air marlou. Sa poignée de main, cordiale, humide et molle est
d’un bon copain « un peu vache ». Ses yeux bruns de Bellevillois lui
permettent de passer pour Espagnol. Il se dit, dans l’intimité, insoumis et
remplit des fonctions vagues et lucratives aux Halles, la nuit. Le charme de
ses propos vient d’un certain cynisme idéaliste à rebours.
    – Alors, tu les as plaqués, tes insurgés à la manque ?
Je t’approuve, mon ami. Mieux vaut, je t’assure, tirer des combines à Paris, même
par ces temps abrutissants, que de dresser des barricades sous un soleil
méditerranéen. Toujours solide, Lejeune ? Veux-tu une place dans une coopé :
inspecteur des frigos ? Tu pourras connaître ce rapport idéal que Don Juan
ne connut pas : l’éternel féminin et le bœuf frigorifié de la Plata. Coefficient
général : la guerre.
    « Non, vrai ? Tu pars pour la Russie ? Mobilisé ?
Tu dois être sans un rond depuis six semaines ; ou c’est ta femme qui t’a
rendu neurasthénique… Car enfin, tu sais très bien qu’il faut approuver les
révolutions – quand elles arrivent –, tâcher d’en profiter et s’en garer
doucement comme d’une tornade. Quoi de plus confortable d’ailleurs qu’un monde
en décomposition ?
    Il y a pourtant quelque chose dans sa façon railleuse de
déshabiller les idées, quelque chose comme un tout petit diamant dans une bouse…
Son regard généralement faux démentant la parole acérée, hésite par moments, timide,
prêt à se dérober, prêt à reconnaître une tristesse obscure. Il ne doit pas se
sentir très bien en tête-à-tête avec lui-même.
    – Où loges-tu ? Chez Broux ? Un brave type. Une
noix. Les grands problèmes doivent lui donner la migraine ; plus il y
pense, plus il s’abêtit, et plus il est content de lui-même. Une sorte d’onaniste
comme tous les penseurs.
    Au moment de nous quitter Phil dit encore :
    – C’est un coin tranquille. Méfie-toi tout de même. L’illégal
a deux ombres : la sienne et celle du mouchard.
    Suzy qu’il attendait vient vers nous par la rue où le soleil
ruisselle. Un double rayon verterre sous la bordure d’ombre de son
bonnet de feutre. Nos trois ombres se confondent en une seule, étoilée.
    Suzy, une main mignonne gantée de gris sur le bras de
Philbert, me regarde et l’admire. Ses yeux semblent me dire : « N’est-ce
pas qu’il est étonnant, et si intelligent, et si courageux, mon amant, si vous
saviez ! et il y a des mystères dans sa vie… » – des mystères comme
dans les romans bien faits. Une félicité fragile, comme malade, émane de ce
couple.
    – Viens dîner ce soir à la maison, propose Philbert. Tu
verras quelle ménagère est ma gosse. Tu passeras la nuit chez nous. Tu sais, l’illégal
doit découcher de temps à autre, par principe. On ne sait jamais quelle fois
est la bonne.
    Je refuse, tenté. J’ai un rendez-vous. Phil s’enquiert :
affaire ou bonne fortune ? et comme j’hésite à répondre, se hâte de
deviner :
    – Oh, alors, c’est sacré. Bonne chance.
    La joie vient quand elle veut. J’ai bien commencé la
journée par cette rencontre. Est-ce plus tard la bonne humeur de Sam, malgré
les nouvelles désastreuses du camp de La Courtine [17]  ? Est-ce l’entretien
avec ces trois camarades dans un café de Charonne où des chauffeurs venaient
boire sur le zinc ? Marthe avait apporté d’une usine de Billancourt des
tracts assez pauvrement rédigés. Elle raconta ses ruses pour les placarder dans
les cabinets ou les glisser dans les poches des copines au vestiaire.
    – Cherchez !

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