Naissance de notre force
forces perdues. C’est mathématique : ou elles
s’adapteront ou elles seront fauchées. Ton noir est fait pour laisser son crâne,
plus ou moins troué, parmi bien d’autres, sous un monument que les fabricants
de canons dresseront plus tard…
La classe ouvrière fait toutes les besognes, sauf la sienne,
sans savoir en somme qu’elle existe. Comment veux-tu qu’elle sorte de ce néant
quand on lui mesure tous les matins la pâture de la gueule et celle de l’esprit :
tant de pain et de viande à la carte, tant de poison pour l’esprit. Dis donc, te
souviens-tu du mythe de la grève générale ? Un vrai mythe, pas ? Et
de « l’insurrection contre la guerre » ? Ceux qui la préparaient
demandent qu’on bombarde Munich, pour venger sur la Pinacothèque les risques du
Louvre dont ils se moquent. Le guerrier Cafre qui sommeillait dans leur âme s’est
réveillé : « œil pour œil… » Nous finirons tous aveugles, car
ils nous crèveront les yeux, à nous aussi…
– J’ai lu quelque part un rapport de l’hospice des
Quinze-Vingts. Plusieurs grands blessés vivent là qui n’ont plus ni bras, ni
jambes et qui sont aveugles.
– N’as-tu jamais, frôlé dans la rue par un autobus, appelé
en secret l’accident ? Quand on rentre d’avoir fait quelque mauvaise
besogne pour cent sous. Quand on a trompé un camarade pour cinquante francs, parce
que c’était, le dernier expédient avant d’aller se jeter à la Seine, ou
assommer le vieux monsieur qui rentre tard ? N’as-tu jamais regardé les
choses en te disant froidement que tu voudrais bien n’être plus là ? Je te
dis que c’est rafraîchissant. Si tu passes par la guerre pour arriver à la
révolution, fais proprement ton sale métier de soldat et ne t’embarrasse pas de
scrupules, voilà mon conseil. Après l’homme des usines, à mi-chemin entre l’homme
des barrières et l’homme des bars, l’homme des tranchées est encore un bel
échantillon d’humanité. Dis-toi que la vie – telle qu’on l’a faite – n’est pas
un si grand bien que ce soit un crime de l’ôter ou un mal de la perdre.
Le bombardement s’éloigne et s’achève. Nous ne savons pas qu’une
maison vient de se fendre en deux sous ce ciel paisible et qu’une nichée d’enfants
écrasés se débat sous les décombres. Le silence a presque la perfection de l’infini.
Nous ne savons pas qu’un Gotha flambe dans les champs déserts à dix lieues d’ici ;
que des flammes somptueuses soulèvent, bercent, roulent, terrassent là deux
formes humaines instantanément vidées de tout contenu humain. Des yeux pleins
de cette nuit, de ces étoiles, de cette anxiété de bataille quand, il y a une
heure, tu me désignais du geste les deux portraits fraternels qui sont derrière
nous, ont vu le monde finir dans un déploiement de feu pareil à un choc d’astres.
Ce n’est rien, exactement rien. Journaux : « Le raid des Gothas, cette
nuit, n’a été signalé par aucun épisode marquant. Les dégâts sont insignifiants. »
– Bref, dit Broux, impossible de vivre. Je me retire
dans mon coin et je lis. Je tâche de vivoter quand même, inaperçu pour me faire
pardonner ça. Que faire ? l’impossible ?
– La révolution ? – Qui la fera ? – Les
canons, des machines, les gaz, l’argent, les masses. – Les masses d’hommes
comme toi tirées de leur soumission, à la fin, sans y rien comprendre au
commencement, par les canons, les machines, les gaz, l’argent. Vois-tu, Broux, tes
deux grands vieux, Walt et Élisée, ne sont pas de bons maîtres. Je les
détesterais presque, moi qui les aime. Leur tort est d’être admirables. Ils
nous éveillent à l’impossible ; ils en font presque du possible. Il ne
faut pas être admirable ! Il faut être précis, clairvoyant, fort, résistant,
armé : comme les machines, tiens. Monter une vaste entreprise de
démolition et s’y mettre tout entier puisqu’on ne pourra pas vivre tant que le
monde n’aura pas été rebâti. Il faut des techniciens et non des grands hommes, non
des hommes admirables. Des techniciens de la libération des masses, des
démolisseurs brevetés qui dédaigneront l’évasion individuelle parce que leur
travail sera leur vie. Apprendre à démonter le mécanisme de l’histoire comme on
démonte un moteur ; savoir y glisser quelque part, comme dans les organes
du moteur, le boulon inutile qui peut tout faire sauter. Voilà. Et puis ça
coûtera ce que ça
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