Naissance de notre force
journalistes, de
toutes ses petites grues appréciées des guerriers propres d’outre-océan, de
tous ses permissionnaires grisés qui n’y comprennent rien (« … et puis, vaut
mieux pas comprendre »). Légèreté surprenante de la vie à cent lieues des
lignes de feu, au temps des vastes tueries réglées comme les jeux de scène du
Châtelet : (le Tour de Verdun ou quatre-vingt mille morts ?). Flâneurs,
joies passantes, autos, cafés, journaux. Les tours du Trocadéro montent au loin
sur la Seine dans un ciel rose insensiblement mué en bleu brume, bleu horizon. Paris
se laisse vivre sous un ciel Watteau. On tire sur les nôtres à la Courtine. – Un
camp, quelque part dans la Creuse, cerné par les canons au milieu de terres
paisibles. Un lambeau de foule arraché à notre révolution, paysans de Perm, ouvriers
de Toula, pêcheurs de rivages arctiques…
– Y avait trop d’hommes, disait hier, dans une rue noire,
un ivrogne dont les gestes semblaient envoyer aux étoiles des messages lyriques.
Y avait plus d’place sur la terre. Tu sens comme on est bien à l’arrière ?
C’est la vraie vie, depuis qu’la guerre nous a fait d’la place…
Des savants le démontreront mieux, graphiques à l’appui. – On
tire sur les nôtres, à la Courtine, entends-tu, Sam ?
– Non, dit Sam sérieusement, je n’entends rien, si ce n’est
l’autobus et les voix de deux Canadiens qui discutent rugby.
Voix d’un soldat :
– Faut pas s’en faire. Y z’ont plutôt d’la veine qu’aut’chose.
Y en aura toujours moins d’amochés qu’dans mon coin, pas loin d’Berry-au-Bac.
L’avis d’un monsieur :
– La discipline est la loi des armées. D’ailleurs, Monsieur
(ceci n’est pas dit, à cause de la bienséance, mais s’adresse à moi dans un
aparté que je discerne très bien), votre indignation me déplaît fort. Que
faites-vous donc ici ? Il faut épurer l’arrière.
On l’épure. La délation, la suspicion, cette seconde vue
particulière qui devine l’espion, la merveilleuse finesse d’ouïe qui, au
travers des cloisons, dans les chambres d’hôtel, entend se mêler aux soupirs
des propos défaitistes, aiguillent les limiers de police sur des pistes
innombrables. Des hommes en smoking qu’on attachera bientôt au poteau de
Vincennes dissertent dans les salons. Un fin gourmet, la nuque grasse et le
menton triple, collectionneur, le soir, de gravures licencieuses, demande tous
les matins dans son journal l’établissement d’une Inquisition patriotique. Quelqu’un
entre furtivement dans une cellule de prison, où rêve, égaré, un étrange malade
aux yeux démesurés de créole, lui parle avec douceur, soulève sa tête bouclée, lui
passe avec des gestes endormeurs un lacet autour du cou et serre, serre.
« De nouvelles arrestations sont imminentes. » La beauté de Paris est
implacable et souriante comme l’été.
20. Méditation pendant un bombardement.
Quand les sirènes, annonçant l’approche des escadrilles
ennemies, se mettent à hurler dans la nuit et que les pas se pressent dans l’escalier
à la lueur furtive des allumettes-bougies, nous nous mettons à la fenêtre. Broux
cache soigneusement sous sa paume le fourneau de sa pipe et je ne suis pas tout
à fait sûr que ce soit par jeu.
– Tu devrais descendre, m’a-t-il dit la première fois. Moi,
j’aime autant ne pas me déranger. Ce monde en déshabillé, dans la cave, n’est
pas joli, joli. Tu verrais la petite vieille du troisième en robe de chambre et
papillotes serrer dans ses bras de sorcière un affreux caniche au regard
presque humain ; tu verrais ma jolie voisine, à peine vêtue, au saut du
lit, mais du rouge aux lèvres et le nez poudré. Tu songerais peut-être que ses
bras désirables seront dans quarante ans décharnés comme ceux de la sorcière au
caniche. Quel plus beau thème à méditation, au niveau des égouts, pendant la
bataille aérienne ?
Il parle parfois ainsi, d’une voix égale, et les mots de sa
phrase s’agencent avec un rythme étouffé. Je devine qu’il doit savoir écrire de
belles lettres où les périodes s’ordonnent bien, où les idées se lèvent avec
une sérénité mêlée d’ironie et de finesse. Il sourit :
– Je ne suis descendu qu’une fois, par curiosité, pour
remonter quatre à quatre avant la fin de l’alerte. Je me sens si bien ici, vois-tu,
avec mes bouquins que même pour être tué l’endroit ne serait pas mauvais…
Il n’y a
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