Naissance de notre force
aux côtes
défoncées ont suivi ce chemin vers le banc noir sur lequel je dormirai.
Le grêlé ralentit le pas ; moi aussi. Je toussote. Il
ouvre la porte 3. Une cellule comme une autre. Pourquoi tarde-t-il à m’enfermer ?
Il piétine une seconde sur place. Je vois des taches de graisse sur son gilet. Son
visage est parcheminé, décoloré. Le canotier lui coupe le front. Des yeux
étroits sous des paupières ridées, une bouche grande, mince, légèrement
proéminente, de vieux crapaud. – Il tire de sa poche un numéro de l’Intran et un paquet de maryland et me les tend :
– Prenez, ça vous distraira.
J’aperçois alors sa main grise et ridée qui doit être froide.
Je suis sur le point de m’exclamer : « Fichez-moi la paix, hein !
Allez-vous-en ! » mais mon regard est tombé sur ses pieds veules, chaussés
de souliers jaunes et ils m’apparaissent, je ne sais pourquoi, lamentables. Je
prends sans rien dire le journal et les cigarettes. Le grêlé pousse un soupir.
– Si vous saviez c’que j’en ai marre ! dit-il
pesamment.
La pause qui suit dure peut-être une seconde ; mais
elle est singulièrement inutile et lourde.
– Savez-vous qui vous a donné ? reprend le grêlé. C’est
Fil-en-quatre. Un sale type.
Et il recule tout d’une pièce comme un ressort se déclenche.
La porte claque, la clef tourne deux fois dans la serrure.
22. Basse-fosse.
Le juge d’instruction, après avoir étudié la feuille 662.491,
m’a dit qu’il signait ma mise en liberté. Me voilà déjà étranger à cette
cellule. Je perçois mieux l’odeur de poussières rances qui monte des paillasses.
J’entends sonner longuement quelque part dans mon crâne, ce mot : liberté.
Ainsi tomberait une pierre dans un puits profond, dans un puits sans fond, en
rebondissant d’une paroi à l’autre.
Les attentes sont rarement exaucées, presque toujours
interrompues. La porte s’est ouverte en coup de vent.
– Ramassez vos affaires.
J’accompagne le gardien d’un pas dégagé d’homme libre. Déjà
je commence à considérer ces choses en spectateur.
– Halte.
Nous voici devant une porte métallique fermée sur un murmure
bizarre. Le gardien, nez bourgeonnant, cou très rouge, ouvre lentement cette
porte. Cette porte sur le monde, sans doute. Je suppute le temps à passer au
greffe. Vingt à trente minutes. Et la rue. – Savez-vous qu’il y a du
merveilleux dans chaque pas que l’on fait dans la rue ?
… La salle est vaste comme le hall d’une petite gare, mais n’y
ressemble guère, avec ses énormes colonnes, ses cintres romans, et cette
indigente lumière incolore des grandes prisons. Ce pourrait être une prison du
Piranèse. Prison de tous les temps, cour des miracles, impasse. Les lieux sans
issue ne ressemblent à nul autre et se ressemblent entre eux. – Des silhouettes
dépenaillées déambulent au travers d’une brume sans opacité. Un vieux juif, long
pardessus, melon crasseux, barbe effilochée, oblitéré de face, de profil et de
trois quarts par les énormes tampons de la misère, comme il est des
timbres-poste aux effigies complètement défigurées par les encres grasses, va
et vient mécaniquement. Des pauvres de Goya sont accroupis au fond, dans un
angle noir ; des clochards louches semblent se traîner vers moi et m’entourent
tout à coup. Ils ont des gueules narquoises, des vestons informes, des cous
sales, des mains fangeuses.
– D’où qu’tu viens ? Qui qu’t’es ? la trique
ou la manque ?
L’un pourrait être un Sancho Pança rossé ; il se ronge
les ongles et me regarde comme un ruminant. Un duvet roussâtre colore ses joues
poupines. Ce groupe larvaire se fend brusquement et un bel homme pâle, la barbe
noire en collier, des yeux de charbon luisant, une sorte de corsaire, se
présente la main tendue. Je n’ai pas saisi son nom guttural, mais le reste est
clair :
– … citoyen des États-Unis. Déserteur de l’ Oklahoma, big american ship (grand bateau américain), expulsé. And
you (et vous) ?
– Moi, dis-je railleur, citoyen du monde. Libre.
Le corsaire rit aux éclats. Son rire sembla faire fuir des
chauves-souris sous ces voûtes.
– Ho-w ! boy ! libres nous sommes tous
ici. Mister Pollack (c’est le vieux juif qui passe, caressant maintenant sa
barbe d’une main diaphane), depuis quarante-sept jours ; Mister Nounés de
la République Argentine (c’est Sancho Pança), good fellow, old rascal (bon
diable, vieille
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