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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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perd.
    Une pluie douce avive les nuances des paysages. Les toits de
tuiles rouges ont une netteté fraîche. Je pourrais croire que j’ai rêvé la
grande salle et ces nuits de causerie avec Jerry, si l’Argentin Nounés ne
ronflait faiblement sur la banquette, à ma droite ; et si le gros gendarme
qui nous accompagne ne sommeillait, lui aussi, les pouces sur le ventre, en
face. L’Argentin se drape dans une gabardine de bonneteur en détresse. Le
gendarme grisonnant et congestionné est un peu pareil à un grand bœuf fourbu. Il
renifle de cinq en cinq minutes ; ses doigts rouges, qui font penser à des
crustacés insuffisamment cuits, bougent lentement : il entrouvre un œil, vérifie
distraitement notre présence et reprend sa sieste. Des villages aux toits d’ardoises
suivent les villages aux toits rouges. Des bœufs cheminent dans l’herbe trempée,
conduits par une gosse en sabots. Une flèche d’église pointe à l’horizon. Passe
un train de blessés, battu par la pluie : des visages anémiés, revenus à
une sorte d’enfance plaintive, ou éclairés croirait-on du dedans par une flamme
sans chaleur, apparaissent un moment, derrière les vitres fuyantes. Le soleil
de novembre, déchirant les nuées chassées de l’océan par des vents froids, jette
tout à coup sur les prés de prodigieux segments de clarté. Voici qu’une route
serpente entre des ifs coupés. L’allure du train se ralentit. Étendre
imperceptiblement la main vers la portière, l’ouvrir brusquement, faire un saut
droit, se terrer quelque part au bas du talus, puis courir vers ce bouquet d’arbres
dorés là-bas, sous l’arc-en-ciel. Mes jarrets se réveillent, ma main s’apprête,
je guette, ramassé dans une immobilité hypocrite – rêvant à la route
caillouteuse entre les prés… Vrai, la marche sur la terre mouillée, sous un
ciel plombé, déchiré par des cataractes de soleil, vaut bien le risque d’une
balle. Mais tirera-t-il ce gros mangeur de soupe à l’ail ? – Et puis qu’il
tire ! (Haussement d’épaules intérieur.)
    Mais il bouge. Son coffre s’enfle, un bâillement de dogue
lui desserre trente secondes les mâchoires ; l’invisible taie de l’assoupissement
est tombée de ses yeux.
    – Allons, dit-il, nous voilà rendus.
    L’éclairage s’achève. La pluie fouette les vitres. Je
regarde les mains rouges de cet homme, proches de l’étui du revolver, avec une
haine absurde ; – et je m’étonne de découvrir que je ne hais que ces mains :
le reste de l’homme m’est indifférent.
    Nous avons cassé la croûte dans un débit de vins de
sous-préfecture. L’Argentin se familiarise avec notre gendarme qu’il appelle « Monsieur
Édouard » et auquel il me demande la permission d’offrir un cigare, à mes
frais.
    – Toi, mon gars, lui dit M. Édouard, aimable, t’es
pas plus argentin qu’moi…
    Un petit rire complice arrondit encore la face du Sancho
Pança rossé :
    – Ça m’fait tout d’même vingt-sept ans de Paris, dites
donc !
    – Vingt-sept sur vingt-sept, pas ? moins trois à
Loos [18] ou Fontevrault [19] ,
je parie, réplique M. Édouard en verve. Et si tu connais quéqu’chose à
Buenos Aires, ça n’peut être qu’les bordels…
    Tant de perspicacité vexe mon compagnon qui n’en veut rien
laisser paraître. Mais je commence à le connaître. Un lamentable col mou s’évase
autour de son cou grassouillet plissé d’une foule de petites rides. Son âme est
comme sa chair : molle avec une étrange capacité d’adhérer aux choses, aux
êtres. Il ment toujours, doucement fourbe et malicieusement lâche. À la grande
salle il remplissait les missions occultes de Stein, qui vivait d’obscurs
chantages, et nettoyait les chaussures de Jerry. Il porte mon baluchon, sous le
prétexte qu’il n’a rien, lui, que ça lui fait du bien de porter quelque chose, que
je n’ai pas le droit de faire le fier avec lui « parce qu’il n’a pas d’instruction ».
Perplexe, il mordille les larges ongles plats de sa main replète. Et je crois
deviner, à je ne sais quelle vibration de sa voix, qu’il a trouvé sa vengeance.
    – J’ai pas été à Buenos Aires depuis longtemps, ça c’est
vrai, concède-t-il. J’habitais tantôt Levallois, tantôt Châlons. Connaissez-vous
Châlons, Monsieur Édouard ? J’y suis revenu pendant la guerre, quand le front
passait par là…
    M. Édouard a la mine d’un vigneron matois. L’uniforme
convient à sa corpulence.

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