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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Toute bonhomie s’efface aisément sur son visage
couperosé. Il a bien le regard perçant, de biais, et la voix inquiétante, dissimulant
à peine la brutalité légale sous une réserve sûre d’elle-même, qu’il faut pour
demander aux gens leurs papiers. C’est de cette voix-là qu’il lâche
négligemment entre deux bouffées de fumée :
    – Et qu’alliez-vous faire à Châlons, pendant qu’on se
battait ?
    L’Argentin prend son air le plus innocent, son air d’idiot
tout rond qu’on voudrait gifler mais qui vous regarde avec des yeux désarmants
de jeune veau.
    – Embrasser ma tante Eulalie. Mais je n’oublierai
jamais ce que j’ai vu là, M. Édouard. Y avait un boucher à cent mètres de
chez ma tante, n’est-ce pas ? Eh bien, figurez-vous que les poilus avaient
accroché à l’étal, par le menton, – quels sauvages, hein ? – deux
gendarmes en uniforme, les mains liées derrière le dos et déculottés… Ah, c’était
pas joli à voir, allez ! Y en avait un gros…
    M. Édouard va-t-il éclater ? Le sang afflue à son
visage durci. Ses paupières se plissent sur un regard en pointe qui nous fixe
tour à tour, moi impassible, l’Argentin paterne. Il écrase rageusement son
cigare dans la soucoupe.
    Des maisons blanches à un étage bordent la rue au
cailloutis rébarbatif. Nous allons, conduits par M. Édouard, vers le gîte
de cette nuit. Nous n’arriverons que demain au camp de suspects de Trécy. Le
gendarme presse le pas, silencieux, la visière du képi allongée vers le nez, l’épais
menton en bataille, ce qui lui fait un profil de pandore classique. L’Argentin
sournois continue à l’exaspérer. C’est à moi qu’il parle, volubile, dévidant
son chapelet d’histoires grasses et d’histoires bêtes qui toutes se passent à
Châlons. Ce nom lui remplit la bouche, il le savoure, il le souligne, il le
claironne, Châlons, Châlons et, s’il est question d’un cocu, c’est le boucher
de Châlons… Le gendarme feint un détachement rogue. Mais il entend très bien. Son
cou est de brique.
    Nous couchons dans une cave, sorte de chenil bas, entre une
écurie où l’on entend s’ébrouer les chevaux, et le hangar des pompes à incendie.
Un large bat-flanc couvert de paille remplit ce réduit. La lucarne donne sur
une cour : les brancards d’une charrette s’y dressent au-dessus d’un tas
de fumier. Un tonneau empeste l’urine ; un arrosoir de jardinier est
rempli d’une eau délectable. Nous découvrons bientôt qu’un homme dort sous la
paille, un chemineau triste dont les pieds roses, aux doigts écartés, émergent
seuls. – L’Argentin s’indigne de ce traitement.
    – Les forçats sont mieux logés, à Saint-Martin-de-Ré !
Sommes-nous libres, oui ou non ? Quand je pense à ma dignité…
    Par bonheur il n’y pense pas souvent. Se paie-t-il ma tête ?
Ce chenil en vaut un autre, et un chenil vaut bien un trou dans la boue, une
cellule de prison modèle, un bon lit de profiteur ou de gendarme ! Le jour
baisse, j’ai hâte de déplier devant la lucarne les journaux achetés en chemin, que
je n’ai pas vus depuis mon arrestation. – Comment ? « … de l’avis
général les agents de l’Allemagne ne garderont pas le pouvoir plus de quelques
semaines… Un radiotélégramme des Commissaires du Peuple… nouveaux
détails sur la prise du Palais d’Hiver… L’offre de paix des Soviets… » Des
mots boueux – « Trahison, infamie, barbarie, sanglante anarchie, solde de
l’Allemagne, la lie et l’écume de la population », bien sûr ! – se
collent à ces dépêches que l’on pourrait croire découpées au hasard, par un
enfant, dans un grand livre d’histoire – d’histoire des temps futurs ? – Cet
opprobre déversé à flots sur les hommes, les événements, la lave bouillonnante,
est ce qui m’éclaire le mieux. Je vois mieux luire sous les flots boueux les
galets blancs au fond du torrent. J’entrevois que nous avons enfin pris,
dans le monde, des villes : palais que nous regardions avec haine, T.S.F.,
prisons – prisons ? –, états-majors, quoi encore ? Je ne sais plus. Qu’aurions-nous
pris, qu’aurions-nous fait, Dario, si nous avions pris cette ville, vers
laquelle nous tendions les mains à l’autre bout de l’Europe ? Je m’interroge
et je m’étonne de me sentir si peu préparé à la conquête, de ne rien voir
au-delà, et de sentir pourtant si bien que c’est nous, nous – (moi aussi,

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