Naissance de notre force
bien
que je sois dans ce chenil) – qui avons pris, vaincu, à des milliers de lieues
d’ici, je ne sais comme…
La nuit est complète et il pleut. Une lanterne projette sur
le mur de la cour, en face, une médiocre lueur jaune ; grâce au reflet qui
nous en parvient dans ce chenil nous nous voyons faiblement, noirs avec des
têtes terreuses trouées de noir. Le chemineau remue lourdement dans la paille, comme
une bête.
– Bonnes nouvelles ? demande l’Argentin. Que se
passe-t-il dans le monde ?
– Laisse-moi dormir, Nounés.
Je m’allonge dans la paille. J’entends bouger Nounés ; et
puis je l’entends rire ; et, dans les ténèbres, il me tend quelque chose, une
bouteille plate. Comment diable a-t-il fait pour se la procurer ?
Le vin nous verse sa chaleur dans les veines. Cette paille n’est
point désagréable. Je voudrais creuser les idées que ces dépêches de journaux
ont tirées, dans ma cervelle, des limbes où elles sommeillaient. L’histoire est
irréversible. Cette victoire est déjà définitive, aussi fragile et incertaine
qu’elle soit. Et puis c’est celle de millions et de millions d’hommes.
Comment se figurer des millions d’hommes ? On a tôt
fait d’atteindre les frontières de l’imagination. La théorie est très claire :
quand les paysans auront pris la terre, nulle force au monde ne la leur
arrachera. Les flots de sang ne feront que la féconder. Je sais par cœur les
vieilles formules : la mine aux mineurs, prends la terre paysan, ouvrier
prends la machine. Mais c’est moins qu’une algèbre. Qu’y a-t-il derrière ces
signes, ces mots ? Que s’est-il passé ? Qu’allons-nous faire ?
– Tout ce qu’il faudra et quoi qu’il en coûte.
J’ai relu récemment une page oubliée de Korolenko [20] , relatant ceci :
On dressa le 19 mai 1864 sur une place peu fréquentée de
Pétersbourg un échafaud noir, assez bas, supportant un pilori, également noir, auquel
pendaient des chaînes terminées par de larges anneaux. Le ciel était gris ;
une pluie fine trempait ces choses ; des groupes de curieux se formèrent
derrière les cordons de gendarmerie montée et de police. Et l’on fit monter sur
cet échafaud un homme de trente-cinq ans, maigre et pâle, blond, la barbiche
pointue, le regard concentré derrière des lunettes en argent. Il portait un pardessus
à col de fourrure ; il resta d’abord debout devant le pilori, le dos
tourné au public, tandis qu’un officier, portant tricorne, lisait l’arrêt qui
le condamnait à l’infamie et aux travaux forcés. La foule n’entendait qu’un
faible murmure de paroles ; des chevaux s’ébrouaient, la pluie tombait
sans bruit, lavant sans fin les choses et les faces indigentes. Puis on vit
paraître le bourreau : il décoiffa brusquement l’homme qui, maintenant, faisait
face à la foule et dont on voyait bien le grand front têtu, les cheveux de lin,
allongés vers la tempe droite, l’expression singulièrement attentive. – Il
contemplait le monde du haut d’un pilori. – On lui mit les chaînes ; il
croisa ses bras enchaînés sur sa poitrine. Le bourreau le fit s’agenouiller. Il
essuyait du doigt ses lunettes mouillées. Le bourreau brisa au-dessus de sa
tête son épée inutile et en laissa tomber les tronçons dans la boue, des deux
côtés de l’échafaud. Une jeune femme jeta des fleurs vers le condamné : elles
tombèrent aussi dans la boue aux pieds d’un gendarme colossal dont la tête
semblait de bronze. Des pauvres gens murmuraient que cet homme instruit, ce
seigneur, devait être un bien grand criminel. La Sibérie lui serait trop douce !
– Il s’appelait Nicolas Gavrilovitch Tchernichevski : c’était à coup sûr l’une
des plus hautes intelligences de ce pays. La jeunesse se tournait vers lui
comme vers un guide. Du fond de son cabinet de travail, il la libérait, il lui
apprenait à penser avec l’Europe, il la préparait à l’action. Il était à la
fois puissant et impuissant comme l’esprit. Des indicateurs, des publicistes, des
faussaires, des agents secrets, des sénateurs à tout faire, l’Empereur s’étaient
conjurés pour l’abattre. Il finissait sous cette pluie interminable, attaché à
ce pilori, sa carrière de penseur pour qui le monde était non seulement à
comprendre mais aussi à transformer. Son livre [21] ,
écrit en cellule, allait survivre. Il vécut vingt ans seul dans des hameaux de
Sibérie.
Tout événement résulte d’un
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