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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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enchaînement de causes
innombrables. Et ceci aussi, à un demi-siècle de distance, m’apparaît comme une
cause. Tchernichevski enchaîné, essuyant ses lunettes pour voir encore les
visages de la vie, écoutant la sourde rumeur de la foule dans la pluie, m’explique
la victoire de millions d’hommes en marche, donnant l’assaut aux palais, prenant
les escadres et les forteresses avec des harangues, brûlant les nids de
seigneurs, pendant les pendeurs, déclarant enfin la paix au monde et couverts d’opprobre
par les peuples bernés, bâillonnés, assassinés… On dit que des graines trouvées
dans les tombes des pharaons germèrent. Rien ne se perd. Combien avons-nous été,
combien sommes-nous dans toutes les prisons du monde, à nous endormir sur cette
confiance ? Et cette force aussi ne sera pas perdue.
    … Il y a toujours au fond de l’âme, dans ses replis secrets,
une voix insidieuse qui voudrait discuter :
    – Oui, mais l’homme au pilori s’est perdu, lui. Son
intelligence s’est éteinte comme un feu inutile allumé par la foudre dans la
brousse sibérienne : il ne guide ni ne réchauffe personne. Les hommes en
marche ont les siècles et des vies sans nombre. Tchernichevski n’avait que sa
vie.
    – Ne l’aurait-il pas perdue davantage s’il avait fini
académicien ?

24. Coin d’Europe.
    Nous arrivâmes le lendemain au camp des suspects de Trécy. C’était,
en pleine campagne, dans un beau pays plat sillonné de chemins creux encaissés
entre des haies, de routes bordées de peupliers, tendues entre de paisibles
horizons bleus, un vaste couvent désaffecté. Une arche franchie, l’église, très
simple, sans clocher, au toit triangulaire couvert d’ardoises bleues, portant
au sommet une gracieuse vierge de pierre, s’ouvrait sur une cour toute verte de
lierre. L’administration du camp occupait là de petites maisons basses aux
fenêtres bordées de fleurs dans des pots bien alignés. Une nouvelle porte,
gardée par un factionnaire, donnait sur une vaste cour pavée, rectangulaire. De
trois côtés des bâtisses blanches ; au fond, des marronniers cachent une
grille. D’ici, l’église, aux tons ardoisés, et cette vierge gracieuse couronnée
comme une reine, dominent une triste caserne où du linge sèche aux fenêtres. Le
soleil de novembre, encore généreux, a tiré de leurs gîtes les habitants de ce
bourg fermé. Des Orientaux portant le fez rouge ou la toque noire et de longs
manteaux de montagne sont accroupis le long du mur crayeux. Un vieil Albanais
égrène son perpétuel chapelet de grains noirs. Ses os doivent avoir une dureté
de cailloux.
    Des jeunes gens se poursuivent plus loin entre les arbres
avec des rires . Un boucanier, hautes bottes, veste de laine rouge, feutre
bosselé, rude face barbue jusqu’aux yeux, regard pesamment scrutateur d’homme qui
vend et achète des chevaux maquillés, des femmes fardées, des titres lavés, de
la contrebande, se promène au bras d’un grand officier serbe dont la tunique
rapiécée n’a plus que des taches claires à la place des insignes. D’autres
promeneurs plus ordinaires font les cent pas sous la galerie couverte qui longe
un des bâtiments. Deux hommes se lavent sous la pompe, pompant à tour de rôle, l’un
pour l’autre : un poitrail roux, une tête savonnée, ébouriffée, d’un blond
fauve, de Scandinave ; de puissantes épaules noires une musculature
herculéenne – mais, mais c’est Faustin ! Faustin s’essuie longuement avec
un torchon gris. Il se frappe les pectoraux. Le Scandinave lui envoie par la
figure, de ses larges mains formées en coupe, un bol d’eau imprévu. Et voici qu’ils
boxent joyeusement, pataugeant dans l’eau savonneuse, le blond ruisselant, le
noir luisant. Les poings fermés frappent sourdement les torses bondissants. C’est
bon d’y aller ainsi, de toute sa force, contre une solide poitrine, au cœur
mâle, infatigable sous la robuste carcasse de muscles et d’os, rythmant le choc,
rendant le choc ; c’est bon d’encaisser sans broncher les cinquante kilos
lancés à bout de poing par l’autre, mais qui portent à faux, par chance, glissant
sur les côtes, eh, coquin ! si je l’avais reçu celui-là ! mais il s’en
faut d’un cheveu – et c’est mon tour, attrape… Raté ? – non, pas encore, attrape,
et j’encaisse – attrape ! Faustin mène la danse, pivote sur ses talons, manque
un direct en pleine figure du Scandinave et chancelle tout à

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