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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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descendre pour faire les cent pas sous les arbres. L’erreur de
Robespierre, « décapitant avec les enragés de la Commune le peuple même de
Paris », exaspérait notre vieux Fomine qui tonnait, la moustache blanche
hérissée, les sourcils et la crinière en bataille, léonin malgré sa redingote
de provincial, que l’incorruptible avait suicidé la révolution en coupant trop
de têtes.
    – Tant qu’il guillotina à droite, il eut raison ; le
jour où il se mit à guillotiner à gauche, il était fichu. Voilà mon avis !
    C’était l’avis d’un vieux brave homme étonnamment jeune, toujours
prêt à s’emporter, susceptible, hérissé par des riens, – et alors un visage
brusquement ramassé de dogue – mais dévoré d’un besoin d’activité, de
solidarité, de combat, d’affirmation passionnée. Expulsé d’Angleterre, expulsé
de France autrefois – « sous un autre nom, ils n’en savent rien ! »
– interné à soixante ans. – L’infortune de Blanqui prisonnier pendant la
Commune, tête de la révolution sectionnée et conservée au château du Taureau à
l’heure précise où le prolétariat parisien manquait d’un vrai chef, nous
troublait encore comme la pire guigne. Le chimiste, Krafft, membre du parti
ouvrier social-démocrate de Russie (bolchévik), petit homme malingre et propret,
le profil aigu, les lèvres minces, la voix très douce, expliquait, – en main la
Guerre civile en France de Karl Marx, couverte de notes au crayon – qu’une
offensive décidée des Communards sur Versailles eût peut-être modifié le cours
de l’histoire…
    Nous n’avons pas que ce passé : nous avons aussi le
monde et l’avenir. Trois marins syndicalistes, I.W.W. [25] arrivés, deux des
États-Unis, un d’Australie, s’ils n’approfondissent pas l’histoire ont de
belles histoires à raconter. Dimitri, petit-russien qui fut un athlète, maintenant
long, la poitrine vide, le cou plissé comme la face, a failli soulever l’équipage
inqualifîablement nourri d’un steamer anglais. L’épisode banal d’une assiettée
de soupe aux vers jetée à la face du second lui a valu de longs jours de cachot
dans les soutes, avec de l’eau parfois jusqu’aux genoux, des froids torturants,
puis, au passage de la mer Rouge, des chaleurs mortelles de fournaise. Le fait
est qu’il en meurt, les poumons dévorés. Il voudrait bien pourtant revoir le
Don. Là peut-être… Mais à peine a-t-il proféré ces mots qu’un doute de vivre
qui est déjà une certitude de mourir le transperce et qu’il hausse courageusement
les épaules. Après tout, ici ou là ! Une tombe est une tombe. – Plus
heureux, ses deux copains d’Amérique, Karl et Grégor chez lesquels on a trouvé
des tracts au cours d’une fouille à bord du Theodore Roosevelt, Vikings
tranquilles, pugilistes joyeux, le matin, à la pompe, rafistolant leur linge l’après-midi
– et l’on admire cette barbe de lin, dorée, Karl, et cette autre tête massive, à
peu près carrée, de reître pratiquant l’hygiène, penchés sur l’aiguille, le fil,
l’étoffe, Grégor, – attendent avec sérénité. Grégor, l’aîné, se souvient du
temps où, gamin, il faisait seul, dans les forêts de la Düna, de longues
marches pour porter un message aux Frères de la Forêt, au fond des clairières
inconnues.
    – J’ai connu le Grand Yann, disait-il, le grand Yann qu’on
a fusillé à Wenden…
    Sonnenschein met dans notre groupe une note d’un comique
attendrissant. Il est petit, avec un front conique, dégarni sur les tempes ;
un profil sémitique très accusé, des lèvres épaisses d’Assyrien et de tout
petits yeux intelligents qui voient tout avec une indulgence ironique. Son
esprit s’est formé dans une école rabbinique, quelque part en Pologne. Il a été
sioniste avant de devenir socialiste. Sa manière de discuter est plaisante. Le
rire allume une lueur aiguë dans ses yeux. «   Écoutez une histoire, dit-il… »
Et c’est toujours une histoire juive, un peu bouffonne, ornée de détails
savoureux, mais d’une grande sagesse. Il nous a conté, pour dire que toute
tâche doit être accomplie en son temps, le mot définitif du vieux tailleur
Schmoul auquel son voisin était venu commander un pantalon. « Dans combien
de temps l’aurez-vous cousu, Schmoul ? – Dans quinze jours, Itzek, mon ami.
– Quinze jours, Schmoul, pour coudre un pantalon ? Quand Dieu
lui-même fit le monde en six jours ? »

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