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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Schmoul retira les épingles qu’il
tenait entre ses dents, considéra un moment son interlocuteur barbu, la pièce, l’univers
que l’on apercevait par la fenêtre et dit : « Oui, mais quel monde, Itzek !
et quel pantalon ce sera ! »
    Quand nous sommes six autour d’une table, nous connaissons
tous les continents, toutes les mers, toute la peine et la révolte des hommes :
les partis travaillistes de la Nouvelle-Galles du Sud, le vain apostolat de
Théodore Herzl, l’affaire Mooney [26] ,
les luttes des frères Magon [27] en Californie, Pancho Villa, Zapata, le syndicalisme, l’anarchisme, la vie
exemplaire de Malatesta, l’individualisme et la mort des bandits qui voulaient
être des « hommes nouveaux », l’hervéisme, la social-démocratie, l’œuvre
de Lénine, encore inconnue du monde, l’œuvre des Russes, toutes les prisons.
    Nous nous réunissions presque tous les jours, tantôt
après la lecture des journaux, tantôt en séances régulières du groupe. Et
parfois des scissions, prêtes à devenir des sources de haine entre frères
ennemis, s’esquissaient tumultueusement. Le vieux Fomine se figurait la
révolution comme l’explosion et la croissance désordonnée des forces populaires.
Les idées les plus justes finiraient par l’emporter tout naturellement dans
mille conflits entrecroisés ; l’exemple des meilleurs s’imposerait par le
succès, par l’exaltation des âmes, par la passion, aux foules tiraillées entre
leurs aspirations supérieures et le poids du passé, le mensonge, l’égoïsme
arriéré (car l’égoïsme intelligent comprend que le salut de l’individu est dans
la solidarité). – Quand il avait fini de parler, Krafft prenait la parole et
jetait sur cette voix ardente qui chantait encore dans nos oreilles de petites
phrases incolores, prononcées d’un ton insignifiant : on eût dit un mince
jet d’eau glacée arrosant un brasier. Ce vieux romantisme ne serait bon qu’à
conduire la révolution au désastre ; par bonheur, le prolétariat l’avait
dépassé, depuis quelque temps déjà… Il correspondait au socialisme utopique et
non au socialisme scientifique. Désormais il y a une technique de la révolution,
qui veut de l’organisation, de la discipline, des mots d’ordre, de l’ordre. La
persuasion avant la conquête du pouvoir, oui, la concurrence d’une politique
juste avec des politiques fausses, la première devant s’imposer aux masses
parce qu’elle exprime le mieux leurs aspirations véritables (de là sa justesse),
sans doute ; mais après la conquête du pouvoir, une centralisation
jacobine, la résistance systématique aux tendances réactionnaires des
travailleurs eux-mêmes, une lutte sans merci contre les idéologies confuses, retardataires,
romantiques, devenues pernicieuses…
    Un silence tendu se faisait peu à peu autour de Krafft dont
la main débile traçait des gestes autoritaires. Et Fomine explosait d’une voix
grondante de sarcasme, de rires renversants, d’impétuosité :
    – Ah ! non tout de même ! Si tu t’imagines
porter la vérité, pure et définie comme un caillou blanc, dans la poche droite
de ton gilet, c’est ton affaire. Mais que tu veuilles, dès lors, me fermer la
bouche en m’appelant retardataire, romantique, utopiste, petit-bourgeois, comme
tu voudras ! ça non. Je ne marche pas. Personne ne marchera. En deux mots :
es-tu pour la liberté de la presse, oui ou non ?
    – En régime bourgeois, avant la prise du pouvoir, oui, parce
qu’elle est nécessaire au prolétariat. Après, cette notion devient superflue. Nous
avons la presse. Nous sommes libres. Les tendances malsaines et rétrogrades de
la classe ouvrière n’ont pas droit à ce que tu nommes, usant d’un vieux mot
libéral et non point révolutionnaire, la liberté.
    Un brouhaha d’exclamateurs couvrait sa voix.
    – Mais qui en jugera ?
    – Le prolétariat organisé.
    – C’est-à-dire le parti, ton parti.
    – Le seul parti du prolétariat.
    – Alors, s’écriait Fomine, faudra que tu me mettes en
prison, tu m’entends ! Faudra que tu rebâtisses des prisons en série !
Et puis, et puis, je voudrais bien voir ça !
    – Je ne sais pas, rétorquait Krafft sans élever la voix,
s’il faudra bâtir de nouvelles prisons, car les prisons sont appelées à
disparaître, mais nous aurons certainement besoin des anciennes pour les
ennemis de la révolution, et aussi pour les brouillons. Ils y seront

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