Naissance de notre force
d’ailleurs
très bien. Beaucoup mieux qu’ici, je t’en réponds… Nous n’avons le choix qu’entre
la victoire et l’écrasement. La fantaisie, la poésie sont en dehors du problème.
Voyons, il se peut très bien que les trois quarts des ouvriers même se
retournent contre nous aux premières difficultés sérieuses. Ne savons-nous pas
qu’ils sont aussi pénétrés des vieilles idées, des vieux instincts que la
bourgeoisie ? qu’ils ne lisent que ses journaux ? Devrons-nous par
respect des grands principes inculqués par l’ennemi, le laisser faire pour qu’ils
aident à nous pendre et reprennent ensuite le collier ?
Krafft demeurait seul. Les haussements d’épaule, le large
sourire de Karl dans sa barbe ensoleillée, une bonne histoire de Sonnenschein
calmaient les esprits. Krafft, accablé sous le nombre, nous considérait
calmement, avec une nuance d’ironie dans les yeux.
Les nouvelles de Russie nous emplissaient tous d’une immense
confiance.
27. Fuir.
Le vieil Antoine s’étant couché dans la cour, au soleil, sur
sa couverture, s’endormit. À la soupe de 4 heures, il ne se leva pas et nul ne
fit attention à lui. Le soleil disparut. L’ombre gagna le dormeur. Des flâneurs
se penchèrent sur lui, un groupe se forma. On regardait ses poux. La couverture
était plaquée de larges taches laiteuses aux contours mouvants. Au bout d’un
long moment, quelqu’un se demanda pourquoi ces milliers de parasites fuyaient l’homme,
déjà froid comme la pierre.
– L’est mort.
Personne ne voulut toucher ce cadavre replié sur lui-même. L’infirmier
Jean promit je ne sais quoi à deux misérables qui l’emportèrent enfin sans le
redresser, aussi raide qu’un bonhomme de cire.
– Notre équipe est prête, nous annonça Sam ce jour-là.
Ils préparaient leur évasion depuis de longs jours, à trois :
Sam, un juif russe d’une vingtaine d’années, grand garçon triste appelé Markus,
et le Roumain. Markus avait été un moment mon voisin de chambrée. La captivité
l’oppressait à un degré inexplicable. Des chaînes invisibles étaient sur lui ;
elles usaient ses muscles, elles le rivaient au désespoir. Ses mains de jeune
ouvrier s’étaient amollies, amincies, pâlies : « Dirait-on pas des
mains de demoiselle ? » demandait-il, méprisant et humilié. Sa
vaillance se réveilla brusquement lorsqu’il se fut décidé.
– Tant pis, je risque le coup ! nous dit-il exalté.
Nous regardions le réseau des fils de fer sous la fenêtre et,
près de sa guérite, la sentinelle somnolente, reconnaissable à son cou rouge et
à son arrière-train de pachyderme : c’était Vignaud, un soldat socialiste
qui ne ménageait pas sa désapprobation aux bolcheviks.
– Croyez-vous que Vignaud tirerait ? questionna
Sonnenschein.
– Et comment ! fit Sam.
– Je le crois aussi, dit Sonnenschein, mais il raterait
son homme…
– Sans le faire exprès, ce gros cul-là !
Vignaud nous aperçut et nous fit de la main un signe amical.
– Le Roumain qui devait partir avec nos deux camarades nous inquiétait plutôt. À
coup sûr suspect d’espionnage, réellement élégant, sans âge, les cheveux bien
pommadés, les paupières fripées, client fatigué des boîtes de nuit, bon joueur
de poker, menteur et poli, soignant longuement ses ongles tous les matins, il
lui fallait pour cette tentative aventureuse des compagnons résolus ; il
apportait à l’équipe une liasse de billets de banque artistiquement cousus dans
les doublures de ses vêtements.
Leur plan était simple. Attendre un de ces soirs d’orage où
la pluie force les sentinelles à se rencogner dans leurs abris, tandis que la
lueur blanche des réflecteurs lutte avec les rafales et que les bruits de l’averse
remplissent le jardin. – Ils descendraient alors, en s’aidant de couvertures
nouées, d’une fenêtre du premier, avantageusement baignée d’ombre par un
pommier. Ombres bondissant au travers des flèches de la pluie, ils
traverseraient l’un après l’autre la zone la plus dangereuse. L’escalade des
fils de fer semblait relativement facile auprès de certains poteaux, l’attention
des factionnaires se portant principalement sur l’espace éclairé entre les bâtiments
et les barbelés. On pouvait compter, la chance aidant, franchir l’obstacle et
plonger dans la nuit. Ils marcheraient la nuit et se cacheraient le jour.
Aussi bien gardé que fût le secret, quelque chose en
transpira,
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