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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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blancs, l’un Alsacien, l’autre Belge, pareillement cassés tous deux,
marchant appuyés sur les mêmes bâtons, nourris des mêmes déchets, fumant les
mêmes mégots, logés ensemble sous un escalier du lazaret inutile, se haïssaient
d’une haine mortelle. On allait parfois les écouter, à la pharmacie, car ils
couchaient dans une soupente voisine. L’infirmier Jean les faisait rentrer une
heure avant l’appel et les enfermait. On les entendait grogner, geindre, remuer
la paille de leurs paillasses, se dévêtir lentement. Des jurons sans force
tombaient autour d’eux comme des crachats mous. Puis, recroquevillés chacun sur
son matelas, ils recommençaient leur vieille querelle tous les jours ressassée
et leurs voix alternées, si pareilles qu’il fallait une oreille exercée pour
les distinguer, se confondaient en une seule litanie d’invectives. « Charogne,
eh, charogne, espèce de saleté, saleté, – nom de Dieu, si c’est pas un malheur… »
ils s’injuriaient ainsi jusqu’au moment où l’assoupissement les prenait ; ils
s’endormaient alors, bouches ouvertes, avec des faces verdâtres d’asphyxiés et
leurs souffles continuaient à se confondre.
    Le lazaret était désert, les malades préférant rester dans
les chambrées. L’infirmier Jean vivait seul dans une enfilade de pièces vides. Il
avait un coin tranquille parfumé de phénol, une fenêtre (grillée) donnant sur
le jardin, de l’éther, de la cocaïne, de la morphine à discrétion. Ce gros
garçon pâle et joufflu, aux yeux ronds comme des boules de faïence japonaise
prêtes à jaillir de leurs alvéoles, se droguait sans fin.
    – Je suis un homme heureux, disait-il. Je suis le
dispensateur des rêves, le porte-clefs du paradis, le saint Jean à la seringue
bienfaisante. Laissez venir à moi les braves types qui veulent passer un bon
moment.
    Et, cordial, enlaçant son visiteur d’un bras fraternel, lui
soufflant au visage une haleine mêlée d’éther :
    – Petit verre ? ou piqûre ? la piqûre, mon
vieux, n’y a que ça… Et puis écoute…
    Et si l’on écoutait, il racontait sans fin ses amours avec
Stéphanie, Stéphanie, jolie gosse aux prunelles vertes, méchante et câline
comme une chatte, Stéphanie qu’il avait « dans la peau, dans le sang »,
Stéphanie qui le trompait (« Crois-moi, je finirai par la tuer ! »),
Stéphanie qui lui écrivait encore chaque jour une lettre de quatre pages aux
profonds sous-entendus, lue entre les lignes, relue, apprise par cœur d’un soir
à l’autre, Stéphanie, mauvaise garce exaspérante et ravissante, « Ah, si
seulement tu voyais ses bras, son cou… »
    – Ah ! ses lettres, ah, ma gosse, quand j’pense à
toi, j’voudrais presque t’oublier, t’arracher d’là, tiens, t’arracher…
    Son accent, tout à coup, devenait déchirant. Il ouvrait le
tiroir des poisons, toujours fermé à clef, et tirait de là une liasse de
lettres bizarres, raturées, recommencées, eût-on dit, plusieurs fois.
    Sam le foudroya un soir.
    – Dites-donc, Jean, lui demanda-t-il doucement, ça vous
amuse donc bien de vous écrire tous les jours vous-même les lettres de
Stéphanie ? Vous finissez par y croire, hein !
    Jean parut sortir d’un rêve ou se réveiller : une lueur
nette, toute blanche, passa sur son visage pâteux. Et s’éteignit. Il nous parut
grandir, durcir, s’appesantir, peut-être assommé, peut-être sur le point de se
ruer en avant comme une brute. Il marcha lourdement sur mon camarade en
proférant tout bas :
    – Va-t-en !
    Sam lui tourna le dos, par bravade, tambourina un instant
des doigts sur la table et sortit. Jamais plus, Jean ne nous reparla de
Stéphanie.
    … Nous vivions. Les jours passaient. Les semaines, les mois,
les saisons, les batailles, la révolution, la guerre passaient. La vie passait.
    Nous formions dans cette cité un monde à part. Il
suffisait que l’un d’entre nous interpellât les autres par ce mot magique :
« Camarades », pour que nous nous sentions unis, frères sans même
avoir besoin de le dire, sûrs de nous comprendre jusque dans nos mésententes. Nous
avions une chambrette tranquille à quatre couches, tapissée de cartes, avec une
table chargée de livres. Nous y étions toujours plusieurs accoudés sur des
textes, sans cesse résumés, annotés, commentés. On parlait là de Saint-Just, de
Robespierre, de Jacques Roux, de Babeuf, de Blanqui, de Bakounine, comme s’ils
venaient de

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