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Naissance de notre force

Naissance de notre force

Titel: Naissance de notre force Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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ils annonçaient des nuits constellées, paisibles,
des nuits de captivité absolue, sans fuite possible, sans mort possible. Trois
faces se tournaient le soir, vers l’avenir : Markus, redressé, un sourire
franc esquissé au bord des lèvres, une étincelle de joie – de force naissante
peut-être – dans le regard ; Sam, la bouche tordue, semblait railler son
propre destin ; – et loin d’eux, à une autre fenêtre, pour n’être pas
aperçus ensemble, le Roumain blafard, dévoré par l’anxiété, qui avait peur de
rester, peur de fuir, peur d’ouvrir les journaux, affreusement peur chaque fois
qu’un uniforme se montrait dans la cour. Sa vie n’était-elle pas suspendue à un
fil aussi ténu que ce brillant fil d’araignée entre des branches ? On
connaissait sans doute ses lettres transmises par une légation neutre. Tout
dépendait du silence d’un homme qui attendait depuis trois mois dans une
cellule bleu-clair que la porte s’ouvrît tout à coup en pleine nuit et qu’on
lui dît : « Ayez du courage… » Se tairait-il ? Il se
taisait. Pourquoi se taisait-il ? Pourquoi ? « Si c’était moi, je
parlerais… » Cette pensée creusait en tous sens cette âme lâche. – « Il »
pouvait encore faire des révélations au dernier moment, obtenir huit jours de
sursis en livrant celui qui était là et se disait, angoissé, rongeant ses
ongles soignés : « Je le ferais, moi… » Si traître qu’il se
sentait trahi.
    Markus racontait comme on l’avait assommé place de la
République un 1 er mai. Quand il nommait les rues, les places de
Paris, ce n’était plus des noms mais des réalités. – Il verrait les camarades
du Comité de Défense sociale. La mission acceptée ajoutait à sa vaillance
réveillée. Le visage souriant, ravi, dans la pénombre, il nous avoua enfin son
secret : « Laure, je ne puis pas vivre sans elle ! » Et
comme c’était peut-être indigne d’un révolutionnaire, il parla vite d’autre
chose. Laure nous écrirait de sa part, en termes convenus. « Voici son
écriture… » – son écriture indicible…
    Sam, le plus fort, mandaté d’ailleurs par le groupe, passerait
le premier. Le Roumain suivrait, puis Markus, afin que le Roumain fût aidé, s’il
le fallait, dans l’escalade des fils de fer.

28. Le sang.
    Les journaux nous apprirent l’assassinat de Lénine [29] . Cette fois la
nouvelle paraissait authentique. Nul n’était plus marqué que Lénine pour cette
fin. Nous nous réunîmes de bonne heure dans une chambrée à peu près vide, plus
nombreux que de coutume. Notre impuissance, notre inutilité, la fuite du temps,
pendant que les choses s’accomplissaient, se muaient à la longue en une
exaspération froide. Nous marchions, rageurs, les mains dans les poches, couvant
notre colère, comme les bêtes de ménagerie, comme les hommes dans une geôle. Krafft
avait beau dire : « Tous les révolutionnaires ont connu ces heures-là,
ces captivités, ce temps insipide ; et c’est ainsi que les hommes se
trempent, qu’ils naissent à la force, qu’ils apprennent à être durs et à voir
clair ; – nous sommes sous un talon d’airain, mais vivants, mais plus
forts que ceux qui nous jugent et nous gardent, mais de plus en plus forts. Il
vient un moment où l’on ne peut plus rien contre nous que nous tuer ; et l’on
ne peut plus nous tuer à ce moment car notre sang versé pourrait être plus
utile que dans nos veines… » Krafft avait raison, mais une sorte de fureur
étouffante grandissait en nous, nous portant parfois à nier cette évidence, comme
si nous eussions voulu désespérer, car le désespoir est une détente, un abandon.
    – Nous voici prêts.
    Prêts à quoi ? Peut-être à nous battre. Peut-être à
mourir de toute mort absurde ou nécessaire – ici, par hasard. Ailleurs, parce
qu’il le faut, en faisant durement, impitoyablement ce qu’il faut faire. Peut-être
à vivre sans lassitude, sans dégoût, impitoyablement. Peut-être à nous atteler
pour des années, pour la vie, à des tâches ingrates, à des luttes obscures, à
la démolition obstinée des choses, au rassemblement obstiné de forces dont nous
ne verrons pas l’avènement. Prêts. – Ce sentiment nous venait tout à coup, naissant
d’une haine si vaste qu’elle ne s’exprimait pas même en pensée. Du fond de
cette fosse à réprouvés nous condamnions le monde, la guerre, la loi, les
pouvoirs, les riches, les menteurs, les

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