[Napoléon 1] Le chant du départ
cent vingt mille livres de rente, réversible pour moitié à sa femme, pour quart à ses enfants, et même quatre pièces de canon !
Napoléon relit. C’est comme si s’ouvrait dans la ligne ennemie une brèche. Avec ces preuves, il dispose du moyen de peser sur la situation à Paris. Il peut fournir à Barras l’instrument qui va permettre de dénoncer et de briser Pichegru et les royalistes, vainqueurs des élections, en les accusant de trahison.
Il s’est arrêté de lire. Lorsqu’il reprend sa lecture, il sursaute. Montgaillard écrit à D’Antraigues qu’il peut obtenir « avant peu un résultat de la part d’ Éléonore , aussi positif que celui que j’avais obtenu de Baptiste ».
Baptiste est le pseudonyme utilisé pour désigner Pichegru. Éléonore , celui employé pour nommer Bonaparte. Montgaillard estime à trente-six mille livres le prix d’achat de Bonaparte.
Napoléon repousse les feuillets. Son nom dans ce document affaiblit les preuves contre Pichegru. Il faut donc que toute allusion à l’armée d’Italie soit supprimée. Il suffit que D’Antraigues accepte de parapher des feuillets limités à l’affaire Pichegru. On ne peut pas se priver d’une telle arme.
— Qu’on conduise D’Antraigues au château, dit Napoléon.
C’est la nuit. La pièce est sombre. Napoléon regarde entrer D’Antraigues. L’homme est élégant et sûr de lui. Pourtant son visage exprime l’anxiété. Il voit d’abord Berthier, puis reconnaît Napoléon. Il proteste d’une voix véhémente. Il dispose d’un passeport russe. Il est diplomate.
— Bah, bah, les passeports, pourquoi se fie-t-on à des passeports ? dit Napoléon. Je ne vous ai laissé donner un passeport que pour être mieux assuré de vous prendre.
— On ne connaît pas ce nouveau droit politique en Russie, dit D’Antraigues.
— Eh bien, on l’y connaîtra. Que l’Empereur prenne cet événement comme il voudra, cela nous est égal. Si j’avais été à Trieste, son ambassadeur eût été arrêté, ses effets pris, ainsi que ses papiers, et je l’aurais renvoyé seul en porter la nouvelle en Russie. Vous êtes mon prisonnier, je ne veux pas vous relâcher.
Il faut donner un coup de boutoir pour désarçonner l’adversaire afin qu’il sache quelle est la résolution de celui qu’il a en face de lui.
— Parlons maintenant d’autre chose.
Napoléon fait asseoir D’Antraigues sur un grand canapé, prend place à son côté pendant que Berthier pousse devant eux une petite table sur laquelle sont disposés les papiers extraits du portefeuille rouge.
Jauger un homme. Savoir ce qu’il faut de flatterie et de menace pour le faire céder, c’est ainsi qu’on acquiert le pouvoir d’influencer, de diriger et de conduire les autres hommes.
— Vous êtes trop éclairé, commence Napoléon, vous avez trop de génie pour ne pas juger que la cause que vous avez défendue est perdue. Les peuples sont las de combattre pour des imbéciles et les soldats pour des poltrons. La révolution est faite en Europe. Il faut qu’elle ait son cours. Voyez les armées des rois : les soldats sont bons, les officiers mécontents et elles sont battues.
Napoléon rassemble les papiers.
— Une nouvelle faction existe en France, dit-il. Je veux l’anéantir. Il faut nous aider à cela, et alors vous serez content de nous… Tenez, signez ces papiers, je vous le conseille.
Il tend les feuillets expurgés. D’Antraigues proteste. On a ouvert son portefeuille. Il ne reconnaît pas ses papiers.
Napoléon se lève, s’exclame.
— Bah, bah, vous vous foutez de moi ! Tout cela est fol, cela n’a pas le sens commun. J’ai ouvert votre portefeuille parce que cela m’a plu. Les armées ne connaissent pas les formes d’un tribunal. Je ne vous demande pas de reconnaître vos papiers : je vous demande de signer ces quatre cahiers-là…
Napoléon lui offre en contrepartie de récupérer ses biens en France, et même de bénéficier d’un poste à l’ambassade de Vienne.
— Je ne veux, Monsieur, aucune de vos propositions, reprend D’Antraigues.
Qu’imagine ce naïf ? Dans quel monde croit-il vivre ?
— Des preuves, des preuves ! Oh ! Fort bien, s’il en faut on en fera !
Il faut que cet homme cède.
Quelques jours plus tard, Napoléon croise l’épouse de D’Antraigues qui vient, avec son jeune fils de cinq ans, rendre visite à Joséphine de Beauharnais.
Napoléon se dirige vers elle : il
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